Une fois n’est pas coutume, je vais profiter de mon blog pour vous faire part d’un livre que je viens de découvrir et qui a résonné en moi d’une étrange manière. Il est signé Rosa Montero et il s’intitule «l’idée ridicule de ne plus jamais te revoir».
C’est à la radio que j’en ai entendu parler pour la première fois, avec les mots vibrants de Clara Dupond-Monot et je pense que j’ai tout d’abord été attiré par la mise en abyme que propose l’auteur : Décrypter le deuil d’un autre pour mieux comprendre le sien.
En fait il y a un peu de tout dans ce livre, et la liberté que s’accorde Rosa Montero avec les conventions littéraires fait que l’on suit peu à peu le cheminement de sa pensée, avec des sauts d’un univers à l’autre. Elle nous fait partager « cette envie de fureter aux quatre coins du monde, de mon monde, de réfléchir à une série de mots qui éveillent en moi des échos, des mots qui tournent dernièrement dans ma tête comme des chiens errants ».
Le fil conducteur, toutefois, est de nous faire découvrir la vie de Marie Curie, et tout particulièrement l’épisode où elle perd son mari Pierre, écrasé par une voiture alors qu’il revenait de son laboratoire. Mais comme Rosa Montero écrit ce livre alors qu’elle-même vient de perdre son compagnon, elle partage avec Marie Curie, comme avec ses lecteurs, une part d’intimité dévoilée.
Elle y parle aussi de la condition féminine, des combats menées par Marie Curie et de la posture éminemment paradoxale de vouloir être reconnue à l’égale de l’homme et exister en tant que scientifique sans pour autant porter ombrage à son mari (avec qui elle partagera le prix Nobel de physique) pour qu’il « ne se sente pas blessé, pour qu’il ne voie pas menacer sa place d’homme d’autorité ».
Elle y parle aussi de la création littéraire et notamment des « merveilleuses coïncidences » : vous savez, lorsque par exemple vous butez sur une idée et que, comme par hasard, l’un de vos amis vous envoie un article qui, justement, vous amène un élément de réponse. Ou lorsque vous préparez une conférence et que, le matin même, votre page Facebook vous apporte un élément nouveau qui renforce votre propos. Montero voit derrière ces coïncidences la sensation «d’un inconscient collectif qui nous entretisse, comme si nous étions un banc de poissons serrés qui dansent à l’unisson sans le savoir », et qui place finalement en perspective « la petite tragédie de votre vie individuelle ».
Sans nommer le concept, Rosa Montero nous parle aussi d’autoformation. Notamment celle qui nous pousse à réaliser le destin parental et à occuper la place que la société et notre famille nous assignent, ou au contraire à lutter, et à quel prix, contre cette injonction : « nous grandissons avec le puissant message de nos géniteurs nous montant la tête et nous finissons par croire que leurs désirs sont nos désirs et que nous sommes responsables de leurs manques ». Les efforts et les découragements de Marie Curie pour faire face à ce destin imposé et pour exister aux yeux de ce père qui, jusqu’au bout de sa vie, n’aura de cesse de minimiser ses mérites sont, de ce point de vue, admirables.
L’autoformation est aussi ce mouvement qui nous conduit à nous inventer ou nous réinventer en permanence. J’ai reçu comme une fulgurante évidence, qui fait sans aucun doute écho, là aussi, à mes propres pensées, et qui explique peut-être pourquoi je suis en train d’écrire ce texte au lieu de me livrer à des occupations plus triviales, cette affirmation : « pour vivre, nous devons nous raconter. Nous sommes un produit de notre imagination. Notre mémoire est en réalité une invention, un conte que nous réécrivons un peu tous les jours (ce dont je me souviens aujourd’hui de mon enfance n’est pas ce dont je me souvenais il y a vingt ans). Ce qui veut dire que notre identité, elle aussi, est fictionnelle, étant donnée qu’elle se fonde sur la mémoire. Et sans cette imagination qui complète et reconstruit notre passé, et qui donne une apparence de sens au chaos de la vie, l’existence pourrait nous rendre fous et serait insupportable, pur bruit et fureur ».
Merveilleux illustration de cette autoformation existentielle dont nous parle Gaston Pineau et de la place de l’Ecriture dans ce processus.
Enfin, je ne peux passer sous silence le fait que, par le deuil de Marie Curie, et par le sien, Rosa Montero réveilla en moi des souvenirs, que je pensais enfouis pour de bon, ceux de la mort, jeune, de ma première femme, et de ce que j’ai alors ressenti : le caractère éminent ridicule, tant elle est inconcevable, de cette idée de ne plus jamais la revoir. Je n’ai jamais écrit la fin, la fin de celle qui est morte qui est aussi la fin de notre vie commune et c’est étonnant comment, avec le recul, je m’aperçois qu’il m’a fallu énormément de temps pour en parler. Bien sûr, j’ai « fait mon deuil », « la vie a repris le dessus » comme disent les expressions populaires. Bien sûr, j’ai surmonté l’épreuve, comme j’ai pu, avec des erreurs dont je rougis parfois encore aujourd’hui mais que voulez-vous : on fait ce que l’on peut avec ce que l’on est ! Mais en définitive, ce n’est qu’aujourd’hui que, grâce à ce livre, j’ai compris cette vérité essentielle, pour moi en tous les cas : «on ne se rétablit jamais de la perte d’un être cher, on se réinvente ».