Il n’est plus à démontrer que le numérique transforme nos rapports aux savoirs et rend indispensable l’évolution des institutions formatives, qui doivent réinterroger leurs pratiques afin d’intégrer cette nouvelle donne. Mais qu’en est-il plus particulièrement des dispositifs basés sur l’apprentissage en alternance ? C’est la question qu’il m’a été proposé de traiter lors des journées techniques nationales des adjoints de direction chargés de la pédagogie des CFA du Bâtiment, organisées par le CCCA-BTP.
Comme tout autre dispositif, les CFA doivent prendre acte de l’invasion massive du numérique et en mesurer les impacts dans les différentes strates de nos vies et particulièrement chez les jeunes de la génération Y. A l’instar de l’outil qui prolonge la main, l’ordinateur, le portable, la tablette deviennent les outils qui prolongent le cerveau. Ils le libèrent des contraintes de la mémorisation, ce qui nous conduit à développer de nouvelles pratiques de stockage de l’information. Rien de révolutionnaire, finalement, apprendre reste construit autour du processus de « décodage, codage, organisation de l’information » mais avec une modification substantielle de nos processus cognitifs liée à l’apparition de cette « excroissance » de notre mémoire ! Pour autant, tout n'est pas gagné. Les études neurobiologiques sur les natifs du numérique montrent que s'ils ont gagné en aptitudes cérébrales de vitesse et d’automatisation, c'est parfois au détriment du raisonnement et de la maitrise de soi. Il est donc nécessaire d’apprendre à inhiber certains automatismes (Liker un message avant même de le lire, cliquer avant de penser !) pour permettre le raisonnement. De toute évidence, ce n’est pas en bannissant les portables des salles de classe, comme c’est souvent le cas, que l’on accompagnera les apprentis à maitriser ces nouvelles aptitudes, dans un usage raisonné et efficace du numérique. Plutôt que de lutter contre ces nouvelles habitudes, qui peuvent heurter nos représentations héritées de nos propres parcours d’apprenant, aidons-les à optimiser leurs savoir-faire : passer du zapping à la gestion d’activités multitâches, de la futilité à la gestion des identités multiples (sur les réseaux sociaux numériques par exemple), de l’individualisme au travail en réseau, du défaut de mémorisation à l’organisation de l’information, etc.
La première voie d’intégration du numérique dans les CFA est donc pédagogique et didactique. Il est alors pertinent de réfléchir à la création de ressources numériques qui permettent de « décentrer » le savoir et de rendre au formateur son rôle d’accompagnateur ; d’intégrer de nouveaux outils de présentation au sein de la salle de classe, tel que les tableaux blancs interactifs ou les boitiers de vote ; d’utiliser de nouveaux outils de structuration de la pensée comme les cartes mentales, etc. Dans cette approche, on privilégiera le travail collaboratif, la responsabilisation des apprentis et le recours à leur créativité, individuelle et collective. C’est un renversement de paradigme qui conduit à considérer qu’enseigner n’est pas déverser du savoir mais, comme l'évoque Marcel Lebrun, de mettre en place des opportunités pour que l’apprenti apprenne, et donc l’aider à se motiver, à s’informer, à s’activer, à interagir, à produire. J'ajouterais pour ma part : à se produire !
Au-delà de cette approche didactique, le numérique nous permet également de réinventer de nouveaux dispositifs de formation, plus ouverts, en partie à distance, multimodaux. La disparité des profils et des situations des apprentis, les besoins de plus en plus prégnants en terme de savoirs de base, la singularité des parcours et des projets nous invitent à prendre en compte un nombre croissant de critères, qui ne peuvent trouver réponse dans une forme homogène. Ces évolutions nécessitent une revisite des modèles pédagogiques et la production de moyens nouveaux, afin de produire une offre de service qui combine différentes modalités (classe, atelier, centre ressource, entreprise, travail au domicile). Plutôt que d’être dans un groupe classe unique, l’apprenti peut alors se retrouver dans différents situations pédagogiques, avec des apprentis venant d’autres filières, ce qui renforce en outre l’ouverture socioculturelle. Le parcours de formation est individualisé, en fonction des acquis préalables de l’apprenti, de ses besoins, mais également de sa possibilité ou ses préférences cognitives par exemple. Ce parcours sera produit, suivi, accompagné grâce à un outil de type plate-forme de formation.
Enfin, la troisième voie possible de l’intégration du numérique dans les CFA est de repenser les relations avec l’entreprise, et de construire, grâce au numérique, un continuum CFA/entreprise cohérent et efficace. C’est l’objet des différents projets de «livrets électroniques d’apprentissage» qui, s’ils n’ont pas encore massivement remplacés le livret papier, ont montré leur pertinence. Le fait par exemple que le maitre d’apprentissage puisse accéder aux documents de cours, remplir des commentaires, valider des activités, le rend beaucoup plus acteur de la construction de la compétence de son apprenti. De même, la disponibilité du livret sur différents supports, notamment mobiles, rend plus aisée son utilisation en situation professionnelle.
Trois manières complémentaires, donc, d’intégrer le numérique dans les dispositifs de formation par l’apprentissage, mais avec deux points communs : d’une part, et les expériences réussies le montrent, la nécessité d’inscrire ces changement dans une perspective historique et stratégique, et de les accompagner, d’autre part la nécessité de repenser la pédagogie de l’alternance, mais, finalement, en réaffirmant aussi ce qui en est la valeur fondamentale : l’accès à la compétence par l’action et la mise en situation professionnelle.