C’est étonnant comme les sujets de philosophie du baccalauréat tournent souvent autour de l’histoire et de la mémoire… « Est-on le produit de son passé » était l’un des sujets sur lesquels étaient invités cette année à plancher les lycéens, qui, les pauvres, n’en ont pas beaucoup, comparés à nous, vieilles barbes que nous sommes. Sauf bien sûr à compter avec le passé collectif, d’un groupe d’appartenance, d’un métier, d’une classe sociale, voire de l’humanité toute entière… alors oui, bien sûr, nous sommes le produit de notre histoire, collective et individuelle, mais les questions centrales sont autres : elles touchent à la prise de conscience de cet héritage social, à la réappropriation « de ce que les autres ont fait de moi » pour reprendre l’expression de Jean Paul Sartre, et enfin à l’effort que l’on consent pour regarder le passé afin d’envisager l’avenir.
Mais quel rapport, me direz-vous, avec le titre de cet article ? Et bien c’est que, juste au moment où les lycéens planchaient sur leurs copies, j’en étais à la fin de ma lecture du dernier livre de Bernard Liétard, « être formateur, identifier des incontournables, se professionnaliser », paru aux éditions Chronique Sociale. Ouvrage qu’il m’a remis en mains propres (et dédicacé s’il vous plait !) à la fin de colloque de la FAGERH que nous avons animé ensemble il y a quelques semaines.
Incorrigible Bernard qui, fidèle à son approche d’une autoformation existentielle qui s’inscrit dans le cadre d’une relation éducative autonomisante, plaideur acharné pour la reconnaissance des savoirs buissonniers, défenseur infatigable d’une approche biographique qui donne ou redonne le sens d’une trajectoire de vie, s’est attelé à identifier les incontournables du métier de formateur à partir du parcours de sept professionnels de la formation, et non des moindres : Shéhérazade Enriotti, Claire Heber-Suffrin, Jean Pierre Cleve, pour n’en citer que quelques-uns.
J’ai, depuis toujours, le sentiment que les formateurs d’adultes manquent à ce devoir de mémoire. Le turn over important dans cette profession, parfois choisie par défaut, le manque de perspective à court et moyen terme, le sentiment d’incompétence, la sempiternelle rengaine sur le manque de temps, en partie réel mais parfois excuse facile, conduisent des générations de formateurs à réinventer sans cesse la roue pédagogique sans prendre le temps, ni pour s’interroger sur les expériences du passé, ni pour se poser régulièrement afin de réfléchir avant d’agir et de poser les fondations avant les murs, ni même encore de tirer les leçons de leurs propres expériences.
C’est donc avec gourmandise et, avouons-le, un soupçon de voyeurisme, que je me suis plongé dans les histoires de vie de ces formateurs que j’ai, pour la plupart, croisés au cours de ma carrière professionnelle. Spontanément, la lecture successive de ces « belles » histoires, lucides, sans angélisme, ni règlement de compte, fit écho à mon propre parcours. J’ai assez naturellement identifié des récurrences, très bien synthétisées par Bernard Lietard : l’ancrage de son projet de devenir formateur dans l’histoire familiale, le rôle majeur de l’expérience scolaire, qui joue tantôt un rôle de repoussoir tantôt un rôle d’aimant (ou les deux à la fois), l’influence des rencontres et de l’altérité, les nœuds cruciaux des bifurcations qui nous obligent à choisir et donc à renoncer (smocking, no smocking), et enfin et surtout la place centrale des valeurs qui guident en permanence notre action. En ce qui me concerne, la foi inébranlable en la possibilité d’une société plus juste et plus fraternelle dans laquelle chacun peut trouver sa place, et la conviction que la formation des adultes peut aider à trouver cette place, dès lors qu’elle ambitionne de permettre à chacun à devenir un « sujet social agissant » et non simple « objet de formation ».
Le livre de Bernard Lietard est toutefois loin d’être un recueil d’anciens combattants nostalgiques de l’éducation permanente ; outre le fait que les sept acteurs sont encore pour la plupart en activité, il est au contraire une invitation à regarder le passé pour envisager l’avenir de la formation. Dans un contexte difficile marqué par le doute sur les effets de la formation, son aptitude à régler le problème du chômage et à être un outil efficace pour développer des compétences professionnelles, il prend acte des contradictions et des injonctions paradoxales auxquels sont soumis les acteurs de la formation, et fournit à ceux-ci les clés de survie, sous la forme de dix commandements. Ce n’est pas un livre de recette, encore moins un guide pratique mais une sorte de tutorat intergénérationnel épris de bons sens. A travers ces commandements, abondamment illustrés et fondés sur les histoires des sept témoins (huit, avec lui !), Bernard Lietard nous décrit le formateur d’aujourd’hui (et de demain) qui est (et sera) selon lui un «homme-orchestre, évoluant dans une dynamique internationale et multiculturelle, menant une vie de caméléon, proactif et développant une veille stratégique, maitrisant les NTIC, travaillant en partenariat et en réseau, doté de compétences de troisième dimension et d’une intelligence rusée, faisant preuve d’une capacité de résilience forte et d’une compétence à vivre fondamentale qui donne un sens à un développement à la fois personnel et professionnel, menant des projets éducatifs au service de la personne et de la communauté, et s’appuyant sur une éthique personnelle et professionnelle affirmée ».