Article paru dans le numéro 42 de mai 2017 de la revue en ligne "Eclairage" publié par le CREFOR de Rouen. L'intégralité du numéro est disponible à l'adresse suivante : http://infodoc.crefor-hn.fr/index.php?lvl=coll_see&id=433
Il fut un temps, pas si éloigné, où la question d’intégrer ou non le numérique dans les pratiques pédagogiques se posait : après tout, on s’en était bien passé jusqu’alors, et pour nombre de formateurs, les ordinateurs étaient au mieux un outil supplémentaire, au même titre que le tableau blanc ou le « Paper Board », au pire un gadget ou un effet de mode.
La question ne se pose évidemment plus dans ces termes aujourd’hui : à l’heure ou le numérique prend une place grandissante dans toutes les strates de notre vie, personnelle et professionnelle ; où la maitrise de la littératie numérique devient vitale pour exercer son rôle de parent, de citoyen, de travailleur ; où le savoir universel est accessible partout et en tout lieu (à condition de savoir le repérer et le qualifier) … il serait illusoire, voire irresponsable, d’ignorer les transformations profondes que le numérique apporte sur le métier de formateur. L’acte de former se situe, qu’on le veuille ou non, dans un écosystème éminemment marqué par l’omniprésence du numérique, que les apprenants apportent avec eux au bout de leurs mains, et qui, nécessairement, bouleverse l’équilibre ancestral d’un « sachant » déversant du savoir à un « inculte » : le triangle pédagogique « enseignant-apprenant-savoir » s’enrichit, prend du volume (comme le montre le schéma ci-dessous), ce qui oblige à rebattre les cartes.
Dans ma pratique de consultant et de formateur de formateurs, je constate que la plupart des professionnels ont bien conscience de ces changements ; même si certains trainent encore les pieds, car la situation bouleverse des représentations profondément ancrées de leurs rôles, rares sont ceux qui doutent encore du caractère profondément structurel des mutations en cours, d’autant plus que la concurrence croissante des offres non traditionnelles se fait sentir ; je pense bien sûr aux MOOC, mais aussi aux nombreux didacticiels gratuits qui permettent de s’autoformer en ligne. L’avènement du sujet social apprenant prédit par Joffre Dumazedier[1] il y a quelques années est devenu une réalité, et oblige les formateurs à être dans une posture d’accompagnateur des apprentissages plutôt que dans une posture d’expert ou dispensateur de savoir.
Dans ce contexte, et aussi eu égard aux changements apportées par la loi du 5 mars 2014 qui a remplacé les obligations fiscales (obligation de dépenser) par des obligations sociales (obligation de faire), la formation professionnelle doit être innovante pour renforcer son attractivité autant auprès des entreprises que des bénéficiaires. Elle a pour ce faire plusieurs leviers que je vais détailler ci-dessous
- Une innovation spatiale :
Les ergonomes et les architectes ont parfaitement compris que la configuration des locaux induit fortement nos comportements. De ce point de vue, proposer des lieux d’apprentissage proches des organisations scolaires traditionnelles conduit les apprenants à reproduire inconsciemment les habitudes contractées lorsqu’ils étaient scolarisés et les formateurs à reprendre une posture d’enseignant. Nous devons donc concevoir de nouveaux espaces d’apprentissage, type Learning labs, dans lesquels les apprenants bougent, s’approprient les lieux, changent d’activités en fonction de leurs besoins et de leurs rythmes d’apprentissage. Les modalités sont multiples : ici plusieurs apprenants travaillent une étude de cas sur une table ronde; là, d’autres se concentrent sur un exercice individuel ; dans un coin de la pièce, plusieurs apprenants sont réunis autour du tableau blanc interactif avec leur formateur pour produire une carte mentale. La station debout est préférée à la station assise car le mouvement facilite le raisonnement et l’on apprend mieux debout qu’assis, comme le montre une étude très récente[2]. Une autre innovation intéressante, dans les CFA notamment, consiste à repenser la configuration des lieux pour juxtaposer les ateliers, les salles de technologie et les salles d’enseignement général, de façon à permettre la circulation de l’un à l’autre : ainsi, le savoir théorique est abordé en lien avec la situation professionnelle, et non de manière déconnectée comme c’est souvent le cas.
- Une innovation dans l’organisation des temps de formation :
La société 2.0 conduit à une grande porosité des temps sociaux. Les générations Z, notamment, portent dans leurs gènes cette capacité à être ici et ailleurs en même temps, de travailler tout en gardant un œil sur ses réseaux sociaux, d’apprendre en jouant, de communiquer par sms tout en regardant un film, de se divertir en voyageant... Nous devons prendre acte de ces évolutions dans la gestion des temps, à plusieurs niveaux. Dans les salles de classes ou les lieux de formation tout d’abord, en rompant avec la monotonie des organisations temporelles classiques : comment peut-on encore, dans une société du zapping, proposer durant deux heures une mono activité à un jeune qui, dans sa vie ordinaire, change d’activité tous les quart d’heure environ, quand il ne fait pas plusieurs choses à la fois ? Les neurologues cognitifs[3] ont montré que, dans le cas d’un cours magistral, la courbe de l’attention chute dès la dixième minute ! Pour lutter contre ce phénomène, les formateurs doivent repenser leurs scénarii pédagogiques et utiliser à bon escient les solutions technologiques à leur disposition : proposer un mini-quiz ou un vote avec un outil comme Kahoot, utiliser Twitter pour permettre aux apprenants d’exprimer leur ressenti ou poser leurs questions durant la séance, faire produire une carte mentale en synthèse, proposer un challenge sur un serious game, etc.
Le second aspect sur la question des temps est bien évidemment celui de la multimodalité, et en particulier le recours à la distance, qui peut se faire de plusieurs manières : en instaurant une formation hydrique articulant formellement des activités en centre de formation et d’autres en dehors (domicile, entreprise, tiers lieux) ; en proposant des activités complémentaires à faire en amont ou en aval des temps au centre, de type classe inversée ; en permettant de retrouver les supports de cours dans différents formats (podcast par exemple) et sur tous les équipements, notamment mobiles ; en prolongeant la formation grâce aux réseaux sociaux, par exemple avec un groupe Facebook dédié à la formation dans lequel peuvent contribuer autant les apprenants que les formateurs.
- Une innovation technico-pédagogique :
Après les technologies pour enrichir l’interactivité en présentiel, parlons maintenant des supports pédagogiques. Internet est une mine extraordinairement riche pour trouver des ressources pédagogiques de grande qualité, pour qui prend la peine de rechercher et de ce point de vue, il devient urgent pour les organismes de formation d’instaurer un « temps de veille obligatoire » pour collecter les ressources et éviter de reproduire un énième support pour l’apprentissage de la règle de trois ! Au-delà de cette collecte, le formateur doit néanmoins être aussi en mesure de produire lui-même des ressources attractives, interactives, multimédias, proposant des « challenges » … et là aussi de nombreux outils gratuits existent, pour créer des activités de quelques minutes (petits grains de formation disponibles à tout moment) à quelques heures (modules de formation complets) sans compétence informatique particulière. Enfin, il peut également privilégier la production des apprenants en leur proposant de concevoir collectivement ou individuellement, des supports, des ressources, des didacticiels, des vidéos, des articles de blog…
Finalement, avec le numérique le formateur devient architecte, guidant, accompagnateur, aiguilleur, fédérateur, méthodologue, inventeur … autant de facettes qui enrichissent sa profession et lui redonnent ses lettres de noblesse !
[1] J. Dumazedier (2002) Penser l’autoformation, Société d’aujourd’hui et pratiques d’autoformation, Lyon, Chroniques sociales
[2] https://theconversation.com/etre-debout-en-classe-pourrait-aider-les-enfants-a-apprendre-57242)
[3] N. Medjad, P. Gil et P. Lacroix (2017) Neurolearning, les neurosciences au service de la formation, Eyrolles, Paris