J’ai toujours un peu de scrupule à faire, sur ce blog, référence au passé. Le risque est grand en effet de passer pour un nostalgique, voire un « grand papa Ronchon » comme l’évoque Michel Serres dans son dernier ouvrage, et, convenons que pour attirer le client, en ces temps d’évolutions technologiques à la vitesse de l’éclair, les projections dans l’avenir sont plus porteuses que les regards dans le rétroviseur.
Mais cependant … le fait d’avoir évoqué ici et là Maria Montessori, Miss Parkhust ou Joseph Jacotot ou même d’avoir retracé il y a quelques années une petite histoire de la formation continue (au passage, l’un de mes diaporamas les plus téléchargés !) est une clé de compréhension du présent que je revendique car elle fait aussi, me semble-t-il, avancer la réflexion sur ce qu’il convient de faire. Comme je l’évoquais alors « la compréhension des différentes lois sur la formation, les évolutions pédagogiques, la récurrente opposition entre éducation permanente et formation professionnelle, l’histoire même des organismes de formation et leurs ancrages culturels dans l’un ou l’autre des mouvements, sont des Pierres de Rosette indispensables à la compréhension de notre société éducative et aux résistances au changement ».
Un autre avantage à regarder derrière soi est aussi, bien sûr, de mesurer le chemin parcouru (ou non !) et de rendre hommage aux visionnaires. C’est pourquoi je vais vous parler aujourd’hui de Bertrand Schwartz, décédé l’année dernière, et plus précisément de son ouvrage « l’éducation demain », paru en 1973 (Aubier-Montaigne). Je dois avouer à ma grande confusion que, si j’avais lu ce livre au cours de mes études, il m’était sorti de la tête jusqu’à ce que je le retrouve cet été à la faveur d’un déménagement. Et je dois dire que je restais pantois à la lecture de sa vision prospective des technologies de l’an 2000. Écoutons le :
« Le développement des équipements technologiques aura deux types de conséquence : la première, la plus visible, est qu’il sera possible à chacun de disposer de « n’importe quel document » et, avec une installation très légère et très souple, à chaque groupe d’être en situation de dialoguer avec un formateur, de le voir et de se faire entendre et voir par lui ».
Arrêtons nous un instant : les premiers ordinateurs portables datent de 1981, soit près de dix ans après la parution du livre de Schwartz, Skype est né en 2003. Il est en effet possible aujourd’hui, grâce à ces outils, d’être en relation immédiate avec son formateur et son groupe d’apprenants, de partout et de manière ultra simple. Première vision prophétique ! Mais continuons :
« La seconde, est qu’il apparait impensable que tous les canaux ainsi mis à disposition de la population soient utilisés pour passer des programmes élaborés (…) on verra ainsi se développer de véritables possibilités pour tous et de produire et de participer à des discussions sur les productions »
Autre arrêt sur image : Youtube date de 2005 et les dix premiers Youtubers français cumulent plus de 40 millions d’abonnés. Aujourd’hui on ne compte plus le nombre de tutoriels vidéo déposés par des amateurs (au sens noble du terme) sur tout sujet que ce soit, ce qui donne à chacun l’occasion à la fois de se former avec ses pairs et à la fois de partager son savoir faire sans aucun besoin de médiation technologique.
Lisons la suite :
« Par exemple, des personnes âgées vont émettre toute une série de messages sur leurs problèmes, elles les poseront tels qu’elles les ressentent - et ceci sans l’intermédiaire nécessairement réducteur ou modificateur de techniciens – et d’autres personnes âgées pourront à leur tour réagir et ainsi de suite. C’est vraiment la création à portée de tous ».
Bertrand Schwartz pensait alors que ces discussions et échanges passeraient par la télévision ; il n’avait pas prévu l’émergence et la croissance extraordinaire des réseaux sociaux numériques (Facebook date de 2004) mais cela ne change en rien cette vision, encore une fois prophétique, d’une société apprenante dans laquelle chacun peut donner son point de vue, émettre des idées, discuter en temps réel avec le monde entier, mobiliser des foules, faire avancer sa cause, générer et piloter des projets, être informé sans passer par les institutions ou les professionnels de l’information. Bref être acteur et participer de chez soi à l’évolution de la société.
Pour finir, bien entendu, il évoquait le fait que « sur le plan de l’utilisation de ces moyens par l’appareil éducatif, cela ne peut pas ne pas avoir des conséquences considérables » et il développait six axes : la maitrise des contraintes liées aux situations d’apprentissage ; la rationalisation de l’acte pédagogique ; l’individualisation des programmes et des emplois du temps ; la réorganisation des espaces de formation ; l’enseignement programmé et l’enseignement assisté par ordinateur ; l’enseignement par la télévision et le magnétoscope. Et là encore …
Et là encore quoi au fait ? Singulièrement, hormis le dernier axe, les autres points sont encore d’actualité, mais en devenir ! Ce sont des thèmes que l’on évoque régulièrement, pour lesquels sont organisés nombre de colloques et de conférences, mais qui sont loin d’être généralisés. Prenons l’exemple des espaces de formation, dont il parle ainsi : « les livres et les documents écrits, et plus généralement tous les supports, toutes les ressources, ne se trouveront plus dans des salles individualisées, mais intégrés dans des salles de travail collectives. Il devient possible de supprimer les salles de classes et de faire travailler les élèves dans de vastes salles où les ressources se trouvent partout, c’est-à-dire au milieu des élèves et réciproquement […] une telle organisation se prête à des usages multiples et divers, à des transformations temporaires, à des additions, aux modifications et arrangements les plus variés, donnant ainsi le maximum de souplesse aux différents modes d’organisation scolaire et types de pédagogie ». Certes les Learning Labs existent mais semblent encore très futuristes et, pour beaucoup, utopistes. Les salles de classes restent encore et toujours le modèle dominant et les centres de ressources sont davantage des sanctuaires dont tout mouvement est proscrit que des lieux ouverts aux échanges et à la création collective. Et que dire encore de l’individualisation des programmes, des contenus, des emplois du temps !
Alors voilà. Qu’en déduire ? Que la société dans son ensemble évolue plus vite que ceux qui sont en charge de transmettre ? Que l’appareil de formation résiste aux changements ? Chacun se fera son opinion. Force est de constater cependant que si les technologies continuent d’évoluer à grande vitesse, que si de nouveaux usages sociaux s’inventent chaque jour, pour le meilleur et pour le pire, que si l’intelligence artificielle, notamment, permettra demain de transformer durablement l’acte d’apprendre, tout cela semble n’atteindre que partiellement et avec une désespérante lenteur le monde de la formation des jeunes et des adultes.
Je vous souhaite une bonne rentrée…