Cette réflexion fait suite à la lecture de l’ouvrage de Stéphane Mallard intitulé Disruption - Intelligence artificielle, fin du salariat, humanité augmentée, Paris, Dunod, 2018
C’est finalement avec un support traditionnel - un livre, avec de vraies pages que l’on tourne avec le doigt, vendu dans une vraie librairie (et même en kiosque de gare, c’est vous dire !) - que Stéphane Mallard, diplômé de Sciences Po et créateur de la Disrupt Agency, a choisi d’initier le grand public au concept de Disruption.
Terme à l’origine économique, mis à toutes les sauces dans un contexte de remise en cause des institutions, la disruption désigne le bouleversement d'un marché grâce à l’invention de solutions inédites, autrement dit « ce qui permet de remettre en question les conventions pour accoucher d’une vision, créatrice de produits et de services radicalement innovants »[1]. Par exemple, alors que les chaines de grande distribution traditionnelles s’évertuent à trouver la solution pour diminuer le temps d’attente aux caisses, en créant des caisses automatiques, des sociétés telles qu’Amazon vont purement et simplement supprimer les caisses, avec des supermarchés qui « débitent les clients grâce à des capteurs intelligents qui identifient les produits et reconnaissent le visage des consommateurs ». Le disrupteur est celui qui sait sortir du cadre voire briser le cadre et qui laisse les acteurs traditionnels pleurer sur leurs champs de ruine ; jusqu’à ce que les disrupteurs d’hier se fassent à leur tour disrupter, ce qui, selon l’auteur, semble inéluctable.
Le concept a fait florès avec les start-ups telles qu’Uber ou Airbnb ou Netflix qui posent les bases d’un nouveau contrat social dans lequel la notion même de salariat disparait. Dans un mouvement social sans précédent dans lequel les Digitales Natives aspirent à la position d’entreprenariat, la relation de subordination du salariat, insatisfaisant pour les deux parties, laissera la place à un marché ouvert et auto régulé où les entreprises pourront puiser la compétence quand elles en auront besoin et pour le temps dont elles auront besoin, et les indépendants vendre au juste prix leur force de travail et leur savoir-faire, le temps d’une mission ; à terme « toutes les parties d’une chaine de valeur pourraient être réalisées sur mesure, à la demande, par des acteurs indépendants liés par des contrats précis, de l’ordre de la micro-tâche ». La question est bien celle du sens, que les jeunes arrivants sur le marché du travail ne trouvent plus dans l’entreprise et ses jeux de pouvoirs stériles, et qu’ils comptent bien trouver dans une démarche d’accomplissement personnel et de mise en valeur de leurs talents singuliers.
Bien évidemment la disruption n’existe que par le développement du numérique, aux algorithmes ultra-puissants, omniprésent dans nos vies, miniaturisé au point de faire corps avec nous (et demain même en nous), que l’on pourra contrôler à la voix (ce qui signifie à terme la disparition des claviers et des souris), voire par la pensée, ce qui est possible depuis 2015 dans des protocoles encore expérimentaux. Véritable alter égo digital notre agent intelligent nous suivra tout au long de notre vie, évoluera avec nous (ce qui le rendra aussi unique que nous) et réglera pour nous des problèmes de plus en plus complexes, anticipant même nos désirs et ceux de nos proches (les IA communiquant, bien sûr, entre eux). Selon Stéphane Mallard, « à force de les utiliser au quotidien, nous leur ferons progressivement confiance, et les laisserons agir à notre place : ils nous enverront simplement des notifications pour nous prévenir de leurs actions : au fait, j’ai vu que tu allais manquer de café, alors j’en ai recommandé. J’ai également payer tes factures ».
La disruption fait peur car la place de chacun peut être remise en cause du jour au lendemain : le médecin concurrencé par une intelligence artificielle qui pose de meilleurs diagnostics que lui, grâce à sa connaissance des expertises médicales du monde entier, le notaire bousculé par les Blockchains qui donneront demain de plus grandes garanties de fiabilité, le professeur concurrencé par un illustre inconnu qui saura mieux que lui manier les codes de YouTube et se rendre plus attractif et passionnant.
Dans ce domaine, le phénomène est déjà largement présent dans les institutions de formation, dans lesquelles le professeur ou le formateur ne peuvent plus se targuer d’être des experts dans leurs disciplines, leurs propos étant mis en doute en permanence par des élèves souvent mieux informés qu’eux, accédant d’un coup de pouce alerte à un savoir universel, plus enclins à se former avec et par les réseaux sociaux que dans une salle de classe, en attente d’une relation pédagogique horizontale plutôt que verticale (le côte-à-côte plutôt que le face-à-face pédagogique). Cependant, au même titre que l’on continuera d’aller chez le médecin, non plus pour son expertise mais pour la qualité de son écoute et de son empathie, on attendra du formateur qu’il accompagne des cheminements autonomes vers le savoir et la compétence avec une présence bienveillante et rassurante. La digitalisation de la formation n’est donc pas qu’une affaire d’outils, de technologies ou d’équipements, mais elle impose un bouleversement organisationnel et structurel profond, dans laquelle la place de chacun, et au premier chef celle du formateur, est à réinventer. Je vous invite donc à méditer sur les conclusions de l’auteur qui nous incite « à ne pas freiner le phénomène en essayant d’adapter les modèles et les structures de l’ancien monde », mais au contraire à « accélérer sa disparition pour en bâtir un nouveau, en incluant chacun dans la période de transition ». Faut-il disrupter la formation ? à vous de juger…
[1] Dossier spécial de l’Obs paru en janvier 2016