Et oui, j’avoue ! Après vous avoir fait croire pendant toutes ces années que j’étais un spécialiste incontesté du numérique, après avoir mené des dizaines de formation sur le sujet, prononcé quelques conférences que d’aucuns ont pu trouver brillantes, écrit quelques articles et autres études, je viens de prendre conscience de cette triste réalité : je suis un illectroniste.
Que l’on ne se méprenne pas : je ne fais pas ici mon coming out d’ex. non-utilisateur du numérique repenti, que nenni ! Je parle de ma situation actuelle. Au regard de l’enquête sur « l’illectronisme en France » du CSA Research, commandité par le Syndicat de la Presse Sociale, je serais même, comme 1/3 des français, un « abandonniste », c’est-à-dire une personne « ayant déjà renoncé à faire quelque chose parce qu’il fallait utiliser Internet ! ».
Cette prise de conscience s’est faite à l’occasion d’un acte banal de la vie quotidienne : la vente d’un scooter de particulier à particulier. Comme vous le savez, la vente doit être accompagnée d’une session de la carte grise, et j’étais naïvement resté sur l’ancien système où l’on remplissait de concert le formulaire Cerfa 13750*05 que les deux parties renvoyaient ensuite à leurs préfectures respectives. Et bien non, cela a changé et on ne m’avait pas prévenu ! La dématérialisation des services publics est passé par là et tout, maintenant, doit se faire en ligne.
Muni donc de ce formulaire papier que j’avais eu l’imprudence de remplir et dont je ne savais que faire, j’ai commencé par faire une recherche en ligne
Ayant habilement évité les premières pages (publicitaires), je suis allé sur le site https://demarchescartegrise.com, site rassurant bien que touffu, que j'ai naïvement cru être celui du Ministère de l’Intérieur. Erreur de débutant, j’avais ripé sans le vouloir sur un site « agréé par le Ministère » ce qui change tout, et, honte sur moi, j’ai payé 39 € une taxe que je croyais obligatoire mais qui, à la lecture plus attentive, s’avéra être un service dont je n’avais pas besoin. Il est vrai que, contrairement à la chanson de Brel, j’ai payé d’abord et reçu le contrat ensuite, ce qui m’a permis de constater que j’avais en fait donné un mandat à une société basée en région parisienne pour effectuer un service que j’aurais naturellement pu faire gratuitement moi-même.
Rouge de confusion, j’ai tout de suite envoyé un formulaire de rétractation (qui était jointe au mail), qui a été accepté dans la foulée. Et puis, j’ai attendu, attendu, attendu… mon remboursement.
Sentant monter une juste et saine colère, je suis retourné sur le vrai site du Ministère (touffu lui aussi quoique déjà un peu moins rassurant), pour alerter les autorités compétentes de ma situation. En cherchant bien, on m’a proposé quelques sites physiques où me rendre pour rencontrer un « vrai agent » de chair et d’os, mais tous, malheureusement, éloignés de chez moi et à des horaires non compatibles avec mon emploi du temps.
Et puis, je suis tombé, un peu par hasard, sur Mia, l’agent conversationnel intelligent du Ministère de l’Intérieur. Bien que celle-ci m’annonça d’entrée de jeu sa situation d’apprenti, ce que, reconnaissons-le, aucun agent humain n’aurait avoué aussi franchement, je me crus sorti d’affaire :
J’ai longuement hésité sur la tournure de phare de ma première question et après avoir pesé chaque mot, j’ai opté, plein de confiance, pour la formulation la plus synthétique possible :
Après quelques secondes qui m'ont semblé interminables, Mia m’a répondu :
Et là, le découragement m’a pris. J’avais atteint le fonds, et j’ai tristement pris conscience que, moi aussi, en dépit de toutes ces années de pratiques je pouvais, d’une part, me laisser entrainer dans un achat inutile, et d’autre part renoncer à une démarche administrative qui s’avérait de prime abord d’une banalité confondante.
Cette mésaventure doit nous faire prendre conscience de la difficulté à laquelle sont confrontés la plupart de nos concitoyens et au premier chef ceux qui sont déjà en difficulté face à l’écrit. La dématérialisation des services administratifs s’inscrit dans une évolution générale de la société dont j’ai, à de maintes reprises, loué les bienfaits ici et là mais qui peut également rajouter de l’exclusion à l’exclusion.
Le concept d’illectronisme qui correspond à « la difficulté à utiliser internet dans la vie de tous les jours» ne doit pas être confondu avec celui d’illettrisme qui touche des « personnes qui, après avoir été scolarisées en France, n’ont pas acquis une maîtrise suffisante de la lecture, de l’écriture, du calcul, des compétences de base, pour être autonomes dans les situations simples de la vie courante ». En effet, d’un côté (illettrisme) on a appris tout jeune la lecture et l’écriture sans avoir acquis ou en ayant perdu un niveau de maitrise suffisant alors que de l’autre (illectronisme) on n’a pas appris le numérique de manière formelle. On apprend sur le tas, souvent seuls et comme on peut dans une société numérique qui évolue plus vite peut-être que nos capacités d’apprentissage.
Illettrisme et illectronisme représentent donc des niveaux de besoins et des publics différents même si, bien évidemment, la notion de « compétences de base » doit être élargie à la maitrise numérique, qui doit trouver une place égale dans les référentiels et les actions de formation, au même titre que la lecture, l’écriture et le calcul, et ce dès le plus jeune age.