A propos du film « Mine de rien » et de la filiation
En janvier 2020, au tout début de la pandémie, est sorti un film qui, de ce fait, n’a pas eu le succès escompté, bien qu’il ait été récompensé du prix du public au Festival international de l'Alpe d'Huez 2020. Il s’agit du film « Mine de rien », de Mathias Mlekuz, qui raconte l’histoire farfelue d’un groupe de chômeurs d’une cité minière du Nord qui décident de transformer leur ancienne mine en parc d’attraction pour préserver la mémoire de leur commune et celle de leurs pères. C’est une comédie avant tout, fort bien portée par des comédiens épatants (Arnaud Ducret, Philippe Rebbot, Hélène Vincent, Rufus entre autres), mais avec un ton juste et crédible, loin des caricatures des Ch’tis de Dany Boon : ici, on n’écrase pas le patois, on ne se retrouve pas à la « baraque à frites », mais au « briquet de la mine ». Mais c’est aussi et surtout une chronique sociale qui interroge notre société actuelle, où « des gens qui ne sont rien » broyés par des enjeux de profits économiques qui les dépassent et des multinationales qui les considèrent comme quantité négligeable (l’entreprise qui devait les embaucher décidant à la dernière minute de se délocaliser) trouvent dans l’adversité des ressorts pour réagir et rebondir, puisant dans le collectif l’énergie pour dépasser leurs détresses individuelles. Ce film parle de lutte sociale, de solidarité, sans pour autant tomber dans l’angélisme naïf en masquant les hauts et les bas des engagements, les découragements ou les renoncements, les à-peu-près des bricolages affectifs, les pansements sur des jambes de bois, les petits arrangements avec la vie, les rancœurs qui persistent alors même qu’on en a oublié la cause. Il y a de la grandeur et de la petitesse dans chacun des personnages car même les gens de peu ont aussi le droit d’être vils, parfois.
« Mine de rien » nous dévoile aussi l’absurdité de la machine administrative du traitement social du chômage et même la formation des adultes en prend pour son grade. Pour travailler dans la multinationale qui devait les embaucher et qui finalement se délocalisera, les protagonistes doivent en effet suivre un stage pour apprendre à décoder les codes-barres et à utiliser une planche à roulette électrique pour se déplacer plus vite dans les allées des entrepôts. Toute ressemblance avec la plus grande entreprise mondiale de commerce en ligne est bien évidemment fortuite. Lorsque le stage s’arrête brutalement, les stagiaires vont demander des comptes à leur formateur à son domicile, et on comprend alors de manière évidente le concept de proximité sociale dont parlait notamment Claude Dubar à propos des formateurs d’adultes, eux-mêmes le plus souvent dans une situation de précarité sociale et économique fort peu différente de celle des personnes qu’ils sont sensés accompagner.
A travers cette épopée contemporaine, Mathias Mlekuz interroge aussi la question des héritages symboliques. A l’instar des corons de Lens ou de Sallaumines ou des quartiers des usines textiles de Roubaix-Tourcoing qui ont structuré durablement une manière d’être ensemble, ce que nous laisse en héritage nos ascendants marque durablement notre propre rapport à la vie, à soi et aux autres. Il réalise ainsi un joli travail de mémoire, en rendant tout d’abord hommage aux mineurs, mais aussi en rendant un hommage beaucoup plus personnel à son grand père, dont la vie l’a largement inspiré, et aussi, ce que l’on sait moins sans doute, à son père, Gérard Mlékuz, à qui ce film est dédié, qui a joué un grand rôle dans ma propre vie, ce qui a sans aucun doute orienté d’une certaine manière ma lecture de ce film.
Fils d’un père d’origine serbo-croate mineur, et d’une mère française travaillant à treize ans dans les filatures, donc né « entre les deux piliers du Nord ouvrier : le charbon et le textile », Gérard a été instituteur puis animateur chez Peuple et Culture, puis conseiller et formateur d’adultes. Il a milité toute sa vie professionnelle pour le développement de l’Éducation Populaire, contribué au développement du courant de recherche sur l’autoformation et développé des pratiques inédites de formation autour du travail de mémoire et de l’écriture praticienne.
Ma première rencontre avec Gérard date de 1994, à l’occasion du premier colloque européen sur l’autoformation à Nantes, colloque au cours duquel se sont succédé de brillants orateurs, porteurs de discours bien charpentés, assis sur des concepts solides et bardés de références théoriques dont, pour la plupart, je n’avais jamais entendu parler. Je me posais sérieusement la question de ma place à ce colloque lorsque Gérard pris la parole, debout au micro, pour nous lire un texte magnifique «La TSF, le Kino et l’étrange lucarne», dans lequel il nous décrivait ses rapports aux médias, et dans le même temps ses rapports avec son père, fan du Racing club de Lens, avec son grand père qui l’emmenait au cinéma, «transporté avec lui par ce langage universel, une sorte d’espéranto de l’image offert à tous les illettrés de la planète». Cette communication fut saluée par une standing ovation méritée mais plutôt surprenante dans une telle enceinte. Nous avions tous, sans doute, été transportés par le caractère authentique de cette présentation, loin des discours convenus et des formes habituelles, mais, qui, à partir d’une pratique vécue et extériorisée, donnait à voir à la fois autant sur le processus autoformatif de production de soi par soi que permet l’écriture, que sur la place des médias dans l’éducation formelle et informelle. Gérard mettait ainsi sur le devant de la scène l’un de ses crédos, celui de la recherche de l’authenticité et de la congruence : harmoniser le fonds et la forme, mettre en accord ses actes et ses pensées, autrement dit imiter « ces hommes et ces femmes qui traduisent en actes, en style de vie, leur immense savoir et leur talent ».
Après cette première rencontre, j’ai dû attendre quelques années pour avoir l’occasion de travailler directement avec lui, au CUEEP, où nous avons notamment animé ensemble un dispositif de professionnalisation pour le réseau de centres de ressources agricoles Agrimédia. Nous nous sommes lancés dans l’écriture d’un ouvrage collectif, à la fois pour donner à voir les réalisations de ce réseau original et pour aider ses acteurs à retrouver le sens de leurs pratiques. A vrai dire je me souviens surtout en premier lieu de notre visite de tous les CFPPA de la région, qui nous permit d’appréhender le sens concret de la notion de territoire. Je me souviens aussi des échanges très fructueux lors de nos covoiturages, au cours desquels Gérard me transmettait l’histoire de la formation des adultes et me mettait à l’aise face à l’exercice de l’animation à venir. C’est au cours de ces voyages qu’il m’a convaincu d’écrire à mon tour mon « chemin de praticien » que je publiais en 2000 me permettant de vaincre quelques vieux démons, dix ans après que lui-même ait publié son magnifique texte «écoute le temps qui marche sur le sable, ou chronique d’une réconciliation annoncée».
Ecrire engage pleinement la personne qui écrit ; ce que l’on dit de ce que l’on fait est aussi une manière de dire ce que l’on est, ou plus exactement ce que l’on voudrait être ou l’image que l’on souhaite donner (ou se donner) de soi-même. C’est donc une démarche d’autoformation au sens de formation de soi par soi, selon la définition qu’en donne Gaston Pineau. Pour des formateurs, l’exercice est difficile car il se heurte à des résistances d’ordre identitaire. Il faut en effet accepter d'émettre des opinions, donner son point de vue, affirmer, revendiquer, argumenter, convaincre en s’appuyant éventuellement sur des sources théoriques. Passer cet obstacle épistémologique ne peut se faire qu’en s’autorisant à changer de posture, en basculant du statut traditionnel du formateur, qui est d’être un «passeur de savoir» à celui de «producteur de savoir». Exercice plus difficile aussi car surgissent alors des blocages liés à l’idée que l’on se fait du savoir et des rapports que l’on entretient avec lui. C’est sans aucun doute à ce moment-là, dans la réussite ou l’échec de ce changement de posture, que la transformation de soi que permet l’écriture praticienne est la plus visible. Comme le soulignait Gérard, «au bout du compte, l’écriture aura été l’un des facteurs les plus déterminants du processus d’acquisition de mon identité professionnelle. C’est dans ce mode d’expression que se sont coulées, comme du métal en fusion, toutes les croyances, toutes les interrogations, toutes les angoisses venues de l’exercice d’une profession qu’il m’était difficile de présenter à ceux qui tout bonnement me demandaient ce que je faisais dans la vie». Je peux, pour ma part, témoigner de la transformation, visible, quasi physique, des formateurs ayant participé jusqu’au bout à une aventure d’écriture praticienne, qui ne les cantonne pas à une simple production de bonnes pratiques. En leur donnant le temps et les moyens de s’exprimer pour donner à voir leur inventivité au quotidien au service de publics souvent jugés difficiles (le «retrousse manchisme» comme le nommait Gérard), en leur apportant des preuves de la valeur de leurs expériences et de leurs écrits, il s’agit, avec l’écriture praticienne, de leur permettre de devenir à leur tour producteurs de savoirs, dans une articulation bien pensée entre les savoirs savants et les savoirs de l’expérience.
Pour revenir au film de Mathias Mlekuz, il s’agit bien évidemment d’un tout autre exercice, mais la filiation est évidente et fonctionne comme une mise en abyme : la création du parc d’attraction est pour les protagonistes une manière de se réapproprier une histoire fracassée et de laisser leurs traces pour leurs propres enfants ; la réalisation de ce film est pour Mathias une manière de marcher dans les pas de son père et de son grand père tout en produisant une œuvre singulière et originale ; et pour moi, l’écriture de cet article une manière de reconnaitre et de me réapproprier la place de Gérard dans mon parcours de praticien-chercheur.
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
DUBAR C., La Socialisation, construction des identités sociales et professionnelles, 2002, éd. Armand Colin.
HAEUW F. et MLEKUZ G., AGRIMEDIA, un réseau de centres de ressources pour la formation agricole, 1998, Lille, les cahiers d’études du CUEEP, n° 35/36
HAEUW F. Construction identitaire et rapports aux savoirs, 2000, revue Perspectives Documentaires en Education n° 49, INRP
MLEKUZ G. Ecoute le temps qui marche sur le sable … ou chronique d’une réconciliation annoncée, 1990, revue Perspectives Documentaires en Education n° 21, INRP
MLEKUZ G.la TSF, le Kino et l’étrange lucarne, 1995, in l’autoformation en chantier, Paris, Education Permanente n° 122
PINEAU G., Produire sa vie Autoformation et autobiographie, 2012,(1re 1983), en coll. avec Marie-Michèle), Paris, Téraèdre