A vrai dire, cela fait longtemps « qu’on en parle ». Pour mémoire :
- La création du CNED, date de 1939 c’est-à-dire dans des « circonstances exceptionnelles », pour pallier la désorganisation du système d'enseignement due à la guerre ; de là à dire que les innovations sont plus nombreuses en situation de crise, il n’y a qu’un pas !
- Les campus numériques universitaires ont vu le jour en France en 2000, suite à un appel à projet ministériel (cf article de Françoise Thibault)
- La première circulaire relative aux formations ouvertes et/ou à distance date de juillet 2001, reprise dans la loi du 5 mars 2014 et renouvelée par la loi du 5 septembre 2018
- Le premier MOOC (Massive Online Open Courses) français (ITyPA) date de 2012 et la plateforme FUN MOOC propose plus de 700 cours chaque année.
Pour autant, les organismes de formation traditionnels rechignent encore trop souvent à passer le cap de la mise à distance de tout ou partie de la formation, pour différentes raisons :
- Les apprenants ne seraient pas suffisamment équipés ;
- Les apprenants ne seraient pas assez autonomes pour apprendre seuls ;
- On ne peut pas être sûr qu’ils ne trichent pas ni que ce sont bien eux qui ont fait les exercices ;
- Et surtout un argument béton : La « distance » ne serait pas compatible avec la « médiation humaine » qui est l’élément fondamental de la pédagogie.
Il a fallu la crise sanitaire de 2020 pour que, confinement oblige, la nécessité de la continuité pédagogique pousse les enseignants et les formateurs d’adultes à recourir dans l’urgence à la formation à distance, et qu'ils découvrent :
- Que les apprenants n’ont peut-être pas d’ordinateur portable mais qu’ils ont tous pour la plupart un ordiphone, c’est-à-dire un ordinateur dans le creux de leurs mains et qu’ils savent plutôt bien utiliser les appels visio, les messageries instantanées et les réseaux sociaux… ;
- Que la question du non accès internet n’est pas aussi massif qu’on le pense (86 % de la population est connectée à domicile, selon l’étude du CREDOC de 2019) ;
- Que la question centrale n’est pas tant celle de l’autonomie que celle de la motivation et que, curieusement, la situation à distance peut aussi révéler d’autres comportements d’apprentissage, dès lors que l’on prend en compte le rythme de chacun, et que l’on gère différemment l’articulation entre l’individuel et le collectif ;
- Que l’on peut aussi avoir une relation humaine de qualité y compris à distance, dés lors que l’on abandonne le mode « transmissif ».
La crise a surtout révélé à la fois une impréparation des équipes pédagogiques et des supports techniques, et à la fois une inventivité incroyable pour créer des activités à même de remobiliser les apprenants ; citons ici par exemple la communauté qui s’est créé autour du logiciel Genial.ly, qui comprend plus de 20 000 membres plus imaginatifs les uns que les autres et qui partagent leurs productions sans se soucier de réclamer des droits d’auteur.
Elle nous a aussi permis de tirer plusieurs leçons pour pérenniser ces transformations et construire l’avenir sur de bonnes bases, que je vais maintenant évoquer :
1- La première, essentielle : Ne pas tenter de dupliquer le présentiel à distance. Nous sommes ici dans le registre de l’ingénierie de formation, il faut raisonner en terme de dispositif et intégrer le concept d’hybridation dans les pratiques pédagogiques : la distance est l’une des dimensions possibles dans le cadre d’un dispositif multimodal qui comprend huit modalités se définissant par trois dimensions : présence/distance, individuel/collectif et synchrone/asynchrone. Il faut donc procéder à la réingénierie des dispositifs de formation, remettre à plat la notion de parcours, tel que le définit la loi de 2018 et utiliser la distance à bon escient et en réponse à des besoins identifiés :
- Que va apporter la distance à l’apprenant : de la souplesse ? de la flexibilité ? des économies de temps et de déplacement ?
- Dans un dispositif hybride, que va-t-on traiter à distance : une partie de modules ? des modules entiers ? la partie théorique ? etc.
2- La seconde idée est la nécessité de repenser le modèle pédagogique : nous sommes ici dans le registre de l’ingénierie pédagogique et didactique. Au-delà du dispositif multimodal, il faut repenser les séances elles-mêmes, et je prendrais pour cela un seul exemple, celui des temps synchrones collectifs à distance, autrement dit les "classes virtuelles" ou encore les "visioconférences". J’ai montré dans un autre article sur ce blog la diversité des possibles en la matière, mais ce que l'on retiendra, c’est qu’une classe virtuelle se prépare en amont et qu’elle doit être scénarisée. Marcel Lebrun propose un outil de scénarisation en cinq éléments, qu’il nomme IMIAP (Information, Motivation/engagement, Interactivité, Activités, Productions). Une classe virtuelle, qui doit nécessairement être courte, doit alterner différents moments et différentes activités, et il est indispensable de maitriser et de mobiliser tous les outils d’animations dont on dispose : les outils natifs des solutions de visioconférence (clavardage, écran partagé, prise de note collaborative, sondage, mise en sous-groupe…) et les outils externes (mur collaboratif, nuage de mots, hiérarchisation d’items, gamification…).
3- Le troisième point est de questionner le rôle des outils de la distance et de faire des choix. On peut schématiquement évoquer trois familles d’outils :
- Les outils de gestion de suivi des parcours et de mise à disposition des contenus (LMS et outils de types "murs collaboratifs") ;
- Les outils synchrones collectifs (classes virtuelles et outils d’animation synchrone) ;
- Les outils de création de ressources numériques pour les temps asynchrones.
Une réflexion éditoriale doit être conduite dans les centres de formation et aux différents niveaux d’organisation autour de plusieurs questions : imposer des outils ou laisser faire les formateurs ? utiliser les outils des apprenants (réseaux sociaux par exemple de type WhatsApp) ou imposer des outils maisons ? produire du « rich média » ou du « rapid elearning » ? Utiliser des outils en open source ou des solutions propriétaires ? Quoiqu’il en soit, le formateur devient aussi producteur de ressources et c’est une nouvelle facette de son métier : produire des ressources d’apprentissage ludiques, avec une « dose d’effort à produire » mesurée, en utilisant des ressources libres de droits, et surtout interactives : diversité des activités, présence de feed-back réguliers, etc…
Selon Annie Jezegou, professeur des Universités, chercheur au laboratoire CIREL de l'Université de Lille et auteur de « La présence à distance en e-Formation. Enjeux et repères pour la recherche et l’ingénierie. Les Presses Universitaires du Septentrion » paru en 2022 pour qu’un outil soit efficace, il faut que les uns et les autres soient capables de l’utiliser. Il doit donc être perçu comme : facile à utiliser ; utile pour les actions que l’utilisateur potentiel souhaite réaliser ; avec une apparence physique (design, interface) et des propriétés d'affordance (ergonomie, navigation, interactivité, etc.) qui suggèrent des possibilités d’action (communiquer, collaborer, stocker, etc.)
4- La quatrième idée est de miser sur l’apprentissage collaboratif et le social learning : comme l’écrit Philippe Carré “on apprend toujours seul mais jamais sans les autres.” Ce qu’il faut entendre ici c’est qu’apprendre est toujours un travail de construction individuelle, autrement dit intégrer du nouveau dans son déjà-là, mais que pour apprendre nous avons aussi besoin de confronter notre représentation de l’objet d’apprentissage à d’autres perceptions, d’autres représentations. Or, le recours à la distance peut, de prime abord, induire une formation en solitaire (chacun travaille à son rythme, où et quand il le veut) et il est donc indispensable de prévoir des temps et des occasions de confrontation, de solidarité, de communautés d’apprenance. Dans les temps asynchrones, on peut utiliser les forums, mais aussi les wiki, les productions collectives (veilles partagées ou études de cas collaboratives,…). Dans les temps synchrones collectifs à distance, il est pertinent de prévoir des taches de production à réaliser en sous-groupes.
5- Enfin la cinquième évidence est la nécessité d’accompagner les équipes pédagogiques :
- Sur la compréhension des enjeux du numérique (notamment la lutte contre l’illectronisme et le développement des compétences du XXIème siècle) : l’enjeu majeur du numérique et de la distance est de donner des occasions de développer les compétences telles que : la résolution de problèmes en ligne, l’usage du numérique pour apprendre, la collaboration, la production sur le web… ;
- Sur la connaissance et la maitrise des outils : en effet, on ne peut produire des scénarii pédagogiques novateurs que si on sait à quoi peuvent servir les technologies ;
- Sur la nécessité de retravailler les ingénieries et, parfois aussi, les changements de posture. Il faut absolument « lâcher prise », faire confiance aux apprenants, renoncer à tout maitriser, être animateur plutôt que transmetteur. Comme je l'ai évoqué précédemment, le formateur va être celui qui va organiser les espaces, y compris virtuels, qui va proposer des situations d’apprentissage individuelles et collectives, qui va animer des collectifs et accompagner des individualités ; en bref donner des « occasions d’apprendre » et animer en côte-à-côte plutôt qu’en face-à-face.
Il faut se rassurer face à ces enjeux et ces changements, et lutter contre cette idée fausse : « distance=perte de contact humain » en donnant à vivre des expériences inédites dans les dispositifs d’accompagnement des équipes.
En résumé, si la crise a été un accélérateur de changement, à nous d’en tirer toutes les leçons pour dépasser nos barrières idéologiques et construire des dispositifs hybrides préservant la qualité de la relation humaine tout en tirant le meilleur parti des technologies et de la distance.