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L’interview imaginaire de Johan Heinrich Pestalozzi

Cette nuit, j’ai fait un rêve, bien courant, j’en conviens. Je m’imaginais avoir inventé une machine à remonter le temps qui me permettait d’aller à la rencontre de personnalités dont les travaux ont inspiré ma pratique, déjà longue, de formateur d’adultes. Je pouvais converser avec eux pour mieux saisir leur pensée et profiter de leurs expériences. En rendant compte ensuite de ces échanges sur mon blog je devenais ainsi le premier reporter pédago-spatio-temporel (excusez du peu !).

Alors, prêt pour l’aventure ? allons-y : je règle la machine sur Zurich, et l’année 1815 et me voici en Suisse auprès de Johan Heinrich Pestalozzi.

Monsieur Pestalozzi, bonjour, ravi de vous rencontrer. Sans vous faire offense, je ne pense pas que nos lecteurs français vous connaissent très bien, pouvez-vous vous présenter ?

Je m’appelle Johan Heinrich Pestalozzi, je suis né en 1746 à Zurich et je me définis comme pédagogue. J’ai eu très tôt la vision d’une pédagogie en rupture avec les cadres habituels de l’éducation, et j’ai cherché toute ma vie comment opérationnaliser la vision de l’éducation développée par Jean Jacques Rousseau dans « l’Emile ou de l’Education » Ce texte a en effet été pour moi la révélation d’un changement de paradigme dans la manière de concevoir l’éducation. Pour ce faire, j’ai créé une exploitation agricole et de filage du coton (Neuhof : la nouvelle ferme) dans laquelle j’ai accueilli de jeunes enfants errants qui, en contrepartie de leur travail, recevaient une éducation. C’est en effet l’une des recommandations de Rousseau : permettre aux enfants d’apprendre un métier, garant de leur indépendance sociale, et les installer dans une forme d’autonomie économique dès leur formation. Dans la mesure où celle-ci est financée par leur travail même, sans aucun soutien public, le travail est l’instrument décisif de désaliénation du processus éducatif. En finançant leur propre formation par le produit de leur labeur, les enfants ne devront rien à personne.

Pouvez-vous nous résumer en quelques mots la pensée de Jean Jacques Rousseau concernant l’Education ?

En quelques mots ? c’est bien ambitieux ! Essayons tout de même. Dans « l’Emile ou de l’Education », publié en 1792, Rousseau développe une théorie de l’éducation naturelle qui centre la pédagogie sur l’enfant.  La société étant corruptrice de la nature humaine, il faut laisser l’enfant retrouver sa nature originale, tout en lui permettant, car l’homme est aussi un être social, de s’adapter à son environnement et trouver sa place dans la société. L’éducation, selon Rousseau, vient de la conjugaison de trois « maitres », l’homme, la nature et les choses, et il convient d’harmoniser ces trois sources. L’état naturel et les lois de la nature échappant par définition à l’homme, il préconise de laisser à la nature le soin de prendre le dessus sur l’éducation par l’homme et par les choses : « puisque le concours des trois éducations est nécessaire à leur perfection, c’est sur celle à laquelle nous ne pouvons rien qu’il faut diriger les deux autres ». Autrement dit laisser l’enfant se former librement, sans entraver son développement naturel et en respectant son rythme. C’est pourquoi l’éducateur doit connaitre précisément la nature de l’enfant : « épiez longtemps la nature, observez bien votre élève avant de lui dire le premier mot ». Rousseau préconise donc de laisser l’enfant apprendre de sa propre expérience face aux choses. La pédagogie qu’il propose est active, car l’enfant participe pleinement au processus d’apprentissage ; elle est concrète et utilitaire, car elle prépare à la vie active dans la société ; elle est expérientielle car il convient en effet « que l’élève ne sache rien parce que vous lui avez dit, mais parce qu’il l’a compris de lui-même ; qu’il n’apprenne pas la science mais qu’il l’invente ». L’éducation par les choses prime sur l’éducation par les mots. Toute la difficulté du pédagogue est de laisser faire en ne faisant rien, ou presque  ! Cependant, cette éducation naturelle et libérale ne dédouane pas pour autant l’éducateur de toute intervention : c’est à lui en effet d’organiser les conditions idéales pour l’apprentissage, c’est à lui aussi de proposer les situations au moment qui convient « il y a donc un choix dans les choses que l’on doit enseigner ainsi que dans le temps propre pour les apprendre ». La difficulté majeure, vous le comprendrez aisément, est la mise en œuvre opérationnelle de cette philosophie de l’éducation, ce que d’ailleurs Rousseau se garde bien de faire, revendiquant pour son œuvre une portée théorique et utopique et non opérationnelle. Emile est un élève fictif, et par ailleurs, s’il existait, il serait sans aucun doute un enfant de l’aristocratie capable de s’offrir les services d’un précepteur ce qui en interdit de fait la démocratisation et la généralisation de cet enseignement.

Diriez-vous que vous avez réussi votre pari ?

En tous les cas, pas la première fois ; à l’épreuve des faits, l’utopie a cédé à l’économique et Neuhof a fermé ses portes après quelques années. C’est très difficile et assez paradoxal de promouvoir une éducation fondée sur la liberté pour apprendre tout en tenant comme objectif l’entrée dans une société par définition contraignante et codifiée. Mais je ne me suis pas découragé pour autant : j’ai publié en 1801 un ouvrage intitulé comment Gertrude instruit ses enfants dans laquelle j’ai tenté de mettre en forme mes idées sur l’éducation. J'ai conduit également deux nouvelles expériences :  A Stans tout d’abord, en janvier 1799, où j’ai pris en charge un orphelinat, puis à Berthoud, où j’ai pris la direction d’une classe, pour créer ensuite une fondation comprenant un orphelinat, une école, un pensionnat et une école des maitres. Enfin, en 1805, j’ai créé à Yverdon-les-bains, un institut où j’ai pu mettre en pratique et développer mes théories et qui devient au fil du temps un laboratoire pédagogique pour toute l’Europe. A Yverdon, les élèves travaillent jusqu’à dix heures par jour, mais dans une alternance d’étude, de travail, de jeu, de promenades, d’activité manuelle, d’activité physique, de stages chez les artisans de la région. Les élèves travaillent par groupe à la résolution de problèmes, dans une forme de travail foisonnante et très ouverte. Ils développent aussi leurs propres activités, telles que le potager. Les enseignants concoivent des « livres élémentaires », manuels d’exercices permettant d’aller du plus simple au complexe. Le dispositif est basé sur la progression et la structuration est construite en plusieurs niveaux : les classes, les groupes, le tutorat.

A l’aune de votre expérience, quels conseils pourriez-vous nous donner, à nous qui sommes formateurs d’adultes et qui plus est dans une société ultra-technologisée ?

Je ne connais pas les technologies de votre siècle, mais j’ose espérer qu’elles servent à émanciper plutôt qu’à asservir ! Concernant ma méthode, j’évoquerais tout d’abord, assez paradoxalement, l’absence de méthode ; je n’ai pas créé d’outils, de concepts, de modes d’organisations spécifiques, mais plutôt des principes, dont, au tout premier chef, celui de la liberté dans l’apprentissage. Comme je l’écris dans  la « lettre de Stan, je vise à « n'utiliser comme moyen de formation, aucune technique artificielle, mais seulement la nature qui environnait les enfants, leurs besoins journaliers, et leur activité toujours en éveil. Et c'était sur cette idée que je fondais l'entière réalisation de mon entreprise».

Ensuite, je vous suggère de mettre l’accent sur la personnalisation, c’est-à-dire la prise en compte de la particularité de chacun dans ses manières d’apprendre et dans le respect de son projet et de son autonomie. « Connaitre, vouloir et pouvoir » sont les trois verbes d’actions qui sous-tendent ma pédagogie, qui se fonde sur la nécessité pour chaque individu de faire œuvre de soi-même. C’est en quelque sorte d’autoformation existentielle dont il s’agit.

Quelques autres pistes encore :

Tout apprentissage commence par les sens et doit s’inscrire dans le vécu ; l’activité est primordiale et est plus efficace que l’exposition des idées. C’est le mouvement, la création, qui permettent à l’élève de construire des solutions aux problèmes qu’il se pose, et non que l’on pose pour lui. La mise en œuvre d’un environnement favorable permet de donner à l’apprenant le pouvoir d’agir et de développer son désir de savoir.

Le développement progressif de l’autonomie est plus important que la conquête de connaissances et de savoirs. Autrement dit, il faut apprendre à apprendre, et le pédagogue doit être attentif à identifier le moment où l’apprenant peut parcourir de façon autonome le reste de son parcours de formation.

Enfin, les pairs peuvent aussi être des éducateurs. J’ai mis en place par exemple l’enseignement mutuel, la formation des élèves par d’autres élèves plus avancés, partant du principe qu’un élève qui sait ne sait qu’à moitié tant qu’il n’est pas allé mettre son savoir au service d’un camarade en difficulté. N’hésitez donc pas à vous appuyer sur le groupe en formation et à favoriser l’alternance entre l’individuel et le collectif.

Monsieur Pestalozzi, je vous remercie beaucoup de cet échange et de vos conseils avisés.

 

 

Tag(s) : #Discussion, #Education nouvelle, #Pestalozzi
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