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Motivation, liberté pour apprendre et devoir d’ingérence pédagogique

Les pédagogues modernes ont ceci en commun de partager la conviction qu’apprendre est une inclinaison naturelle de l’enfant, qui l’anime d’une curiosité innée le poussant à interroger ce qu’il vit et ce qui l’entoure et à se développer, quoi qu’il arrive. Face à la résistance de certains enfants à l’éducation formelle, plutôt que d'imputer ce fait à la paresse ou au manque de volonté pour apprendre, il conviendrait d'interroger l’adaptation du cadre scolaire aux rythmes d’apprentissage, le décalage possible entre les activités proposées et les envies de l’enfant, la nécessité de prendre en compte le monde intérieur de l’enfant et le fait de vouloir lui imposer des règles qu'il ne comprend pas. Fort de cette conviction, l’enseignant, le formateur, l’éducateur se doivent, tels des jardiniers, de proposer un environnement propice, attentif et bienveillant qui permet à l’enfant de choisir ce qui est bon pour lui. Voilà qui règle une fois pour toutes, pourrait-on dire, la question de la motivation pour apprendre : comme toutes les espèces vivantes, l’enfant est naturellement construit pour apprendre et se développer, dés lors que le milieu dans lequel il évolue le permet.

Qu’en est-il maintenant de l’auto détermination, c’est à dire la liberté de fixer ses propres buts, sans influence externe ? Pour beaucoup de pédagogues, le devenir de l’individu est prédéterminé, et il ne faut pas « contrarier la nature ». Pour Adolphe Ferrière par exemple, les trajectoires sont inscrites dans les gênes, et fixées dès la naissance : "l’un sera un sensoriel toute sa vie : poursuite de la jouissance, poursuite de l’argent. L’autre, doué de mémoire, imitatif, ambitieux peut-être, sera un conventionnel, un adepte soumis du conformisme social. Ainsi, chaque enfant grandit selon son espèce, selon sa variété, selon la nuance particulière de son esprit". Pour Maria Montessori, autre figure marquante de la pédagogie moderne, chaque enfant est unique et porte en lui, dès sa naissance, sa prédestination. Cette « intuition » avec laquelle il naît, cette force vitale qu’elle nomme l’Hormê, l’inspire et le pousse à choisir dans l'environnement ce qui est bon pour lui afin de rechercher l’accomplissement de soi.

A ce déterminisme biologique, Pierre Bourdieu oppose le déterminisme social, qui considère les inégalités scolaires comme la conséquence des inégalités sociales, dans le sens où celles-ci induisent un rapport singulier à la culture scolaire, mieux adaptée aux enfants des classes dominantes, et qu’elles conduisent à l’intériorisation des  "trajectoires possibles", fortement correlées au milieu dans lequel ils évoluent,  ainsi qu'à la légitimation inconsciente de sa place dans la société.

Mais dans un cas comme dans l’autre, que l’on considère que la destinée soit tracée par la nature, par Dieu ou par ses origines sociales, le « laisser-faire » semble antinomique avec l’idée même d’éducation et de formation. Construire un modèle pédagogique qui se contenterait d’ajuster l’accompagnement de l’apprenant (enfant ou adulte) en fonction de ce que l’on sait de lui, de ses souhaits et ses demandes, peut conduire à le conforter dans une destinée extrinsèquement déterminée, le cataloguer une fois pour toutes sans lui donner l’occasion de changer de trajectoire, de découvrir de nouvelles manières d’apprendre, de se lancer de nouveaux défis. Ainsi, tel élève sera fait pour les études et un autre non, tel élève sera bon en maths et l’autre pas, tel élève sera plutôt manuel et tel autre plutôt intellectuel. Dans une moindre mesure, la théorie des profils cognitifs, battue en brèche par les neurosciences mais largement utilisée encore à ce jour, peut aussi conduire à classer les apprenants selon leur mode dominant (visuel, auditif, kinesthésique) et donc à s’appuyer en permanence, sous couvert de l’intention louable de personnaliser la formation, sur ce mode privilégié, les enfermant du même coup dans celui-ci. Agir de la sorte revient à nier que les profils peuvent évoluer avec le temps, mais surtout qu’ils dépendent aussi de la tâche à accomplir : je peux tout à fait privilégier le mode kinesthésique lorsqu’il s’agit d’apprendre à utiliser un tour à bois, et être plutôt auditif pour comprendre une notion de philosophie. Comme l’écrit ici Philippe Meirieu : "l’individualisation, prenant en compte l’individu tel qu’il est, ne doit pas aboutir, pour autant, à une rétention dans ce qu’il est".

En résumé, laisser l’entière liberté pédagogique à l’apprenant, ou bien encore défendre l’auto-organisation des groupes d’apprentissages, peut conduire à enfermer chacun dans le rôle dans lequel il se sent le plus à l’aise, d’autant plus si le projet collectif l’emporte sur le projet personnel. On spécialisera ainsi les apprenants, les exécutants resteront exécutants et les dominateurs prendront toujours le leadership. Or, comme le rappelle Célestin Freinet, il faut "que chacun de vos élèves puisse, lui aussi, à quelques moments, prendre la tête du peloton".

Au même titre que l’ingérence humanitaire ne nuit pas à la liberté des nations à conduire leur propre développement, l’enseignant (ou le formateur), tout en associant l’apprenant dans la détermination conjointe des objectifs et des moyens, et sans renier pour autant sa conviction de l'existence d’une pulsion épistémique naturelle, se doit d’exercer son devoir d’ingérence pédagogique, afin de lui proposer de nouvelles expériences, de nouveaux supports d’apprentissage, de nouvelles occasions de dépassement de soi-même. Le « vouloir agir » ne peut se déployer sans la conjonction de deux autres piliers : le « savoir agir» , c’est-à-dire l’ensemble des capacités et des aptitudes à apprendre en autonomie et le « pouvoir agir », c’est à dire la disponibilité des conditions externes favorables à l’éclosion et l’épanouissement des projets individuels.

 

Bibliographie :

Maria Montessori, Schule des Kindes, réédité en 1976

Mialaret, 1969, Éducation nouvelle et monde moderne, Paris, Presses universitaires de France

Bourdieu P, et Passeron J.C., 1966, Les héritiers, les étudiants et la culture. Paris, Éditions de Minuit,

Tag(s) : #Discussion, #Education nouvelle, #motivation
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