Le président du Conseil départemental du Nord, Christian Poiret, a décidé de diminuer par deux l’enveloppe destinée à l'opération "sorties au cinéma" qui permet d’emmener des collégiens au cinéma dans le cadre de l’école. C’est son choix, il faut faire des économies, il est libre de proposer toutes les baisses qui lui semble bonnes et de les faire adopter par son assemblée. Je n’ai rien à en dire, je n’habite même plus le Nord. Mais son argumentation a de quoi faire se retourner Bourdieu dans sa tombe : « vous ne pensez pas que les élèves peuvent y aller avec leurs parents ? Ils les emmènent dans les parcs d'attraction et compagnie, ils peuvent aller au cinéma ! ». Eh oui, « ils » les emmènent dans les parcs d’attraction, toutes classes sociales confondues d'ailleurs : selon les sociologues, Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassety[1], 75% des moins de 35 ans se sont rendus dans « ce nouveau lieu de pèlerinage » qu'est Disneyland Paris, ce qui leur fait dire que « la visite du célèbre parc est devenue une sorte de passage obligé pour la jeunesse de la France d’après ». Ça vous questionne ? moi oui, un peu, mais je ne suis pas élu, alors mon avis ne compte pas. Un autre exemple ? en Pays de la Loire, le zoo de Beauval a supplanté depuis belle lurette le château de Chambord en termes de visites annuelles. Ça ne vous interpelle pas ? moi si, tout de même, mais je ne suis pas prof d’histoire, et je n’ai rien contre les zoos, alors...
Et oui, quand même, « ils » pourraient faire un effort, « ils » pourraient les emmener eux même au cinéma, la belle affaire ! L’école n’est pas faite pour ça, n’est-ce pas ? Oui, mais non en fait, « ils » ne les emmèneront pas au cinéma, peut-être parce que dix euros la place à trois ou quatre enfants ça commence un peu à compter dans un petit budget. Ou alors à la rigueur pour voir le dernier Disney à Noël, ou, tiens, pourquoi pas, histoire de continuer par écran interposé les petites blagues sans conséquence des cours de récréation, « Les segpa au ski » dont a dit tant de bien Cyril Hanouna sur C8. Parce que le week-end, après une semaine de boulot on n’a pas forcément l’envie, ni le gout, ni même l’idée d’aller voir « anatomie d’une chute » ou « la fiancée du poète » dont on n’a d’ailleurs jamais entendu parler, ou alors comme ça en passant, noyé dans un flot d’information ininterrompu que l’on n'a pas appris à réguler, ni à l’école ni ailleurs.
Il me semble que Bourdieu appelait cela les habitus, vous savez, cet ensemble de pratiques sociales et culturelles corrélées à notre milieu social d’origine, que l’on reproduit « à son corps défendant ». Ce phénomène de reproduction qui explique pourquoi il y a beaucoup plus de chances que ce soit les parents des classes dominantes qui aient l’idée (après un week-end chez Disney, tout de même !) d’emmener leurs enfants au musée Matisse, celui pour lequel Monsieur Poiret se vante d’avoir dépensé 13 millions d’euros l'année dernière, plutôt que les familles d’ouvriers, les classes populaires, ceux pour qui ce modèle culturel semble intrinsèquement être celui des autres, celui des nantis. Ils se sentiraient bien mal dans leurs peaux dans votre musée, Monsieur Poiret, pas à leur place, autant les parents que les enfants. Sauf bien sûr si on les emmène par la main, si on les aide de s’ouvrir face à « La Joie de Vivre » par exemple, à s’approprier l’œuvre, à laisser exprimer leurs émotions, pourquoi pas à s’autoriser à reproduire le tableau. Ou encore si, après une séance de cinéma, on les incite à donner leur avis, à se forger leur propre opinion, à débattre entre eux, à dépasser les premières impressions, à analyser le message du réalisateur, à ressentir la finesse d’un jeu d’acteurs, à percevoir le déplacement subtil d’une caméra ou la portée d’un regard. Tiens par exemple, dans le cadre d’une sortie scolaire ! Mais peut être finalement devrait-on les supprimer toutes, qu’en pensez-vous ? Après tout, qui a dit que l’école devait se préoccuper de l’accès à la culture pour tous ? L’important c’est de trouver sa voie et d’être opérationnel sur le marché du travail, et d’optimiser les chances d’insertion professionnelle à la fin des études, non ? Cela me rappelle la sortie de Nicolas Sarkozy, qui se gaussait il y a quelques années du fait que « La Princesse de Clèves » soit au programme du concours administratif d’attaché d’administration : " Je ne sais pas si cela vous est arrivé, disait-il, de demander à la guichetière ce qu'elle pensait de « La Princesse de Clèves ». Imaginez un peu le spectacle !" Qu’est-ce que l’on doit bien s’amuser dans le petit monde de Monsieur Poiret !
[1] Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassety, La France sous nos yeux, Seuil, 2021