Il est toujours singulier de constater que les formes résistent au fond : en effet, c’est par une suite de conférences, certaines plus captivantes que d’autres, que le campus européen d’été de la Cité des Savoirs a traité, du 17 au 21 septembre à Poitiers, la question « Qu’apprend-on avec les réseaux socionumériques ? ». Autrement dit, une forme qui privilégie davantage le formel que l’informel, mais qui m’a toutefois permis de réactualiser ma perception de « l’irruption » des réseaux sociaux dans les dispositifs de formation, notamment en formation initiale et dans les universités. Mon sentiment à l’issue de ces rencontres est que s’il apparait quelques « pépites » d’expérimentation heureuses et originales, la généralisation est loin d’être assurée. Si, pour reprendre l’expression de Bruno Devauchelle, on assiste à un match entre réseaux sociaux et école, ce match serait à peine commencé et risquerait bien de se solder par un « match nul », aux deux sens du terme …
Le maintien des frontières entre « le monde du dehors » et « le monde de l’école », que celui-ci soit revendiqué, au nom de la sanctuarisation de lieux éducatifs et de la défense de l’approche « communautaire » versus « l’approche réseau », ou bien encore légitimé par la superficialité des nouveaux médias (trop limités pour développer des contenus, du domaine des émotions, donnant des informations de surface et éphémères …) occulte, me semble-t-il, le caractère inéluctable, massif et définitif d’une invasion des technologies dans toutes les sphères de notre vie et donc dans celle de nos modes d’apprentissages, autodirigés ou non.
C’est la raison pour laquelle les questions de recherche voire les paradigmes et les méthodologies mériteraient d’être revisités. Comme l’a souligné en l’illustrant abondamment, Jacques Viens (Université de Montréal) dans sa conférence, si les médias changent, les questions de recherche restent les mêmes et l’on aurait tout intérêt à faire un travail de mémoire avant de produire de nouvelles recherches. Si on considère uniquement les outils et les technologiques éducatives comme un élément nouveau qui s’ajoute aux pôles habituels de la triangulation pédagogique, alors les questions de recherche qui s’ouvrent ont déjà été largement traitées dans le passé. Les outils réinterrogent les modèles et théories de l’apprentissage mais les questions restent les mêmes avec les réseaux sociaux qu’avec l’intégration des supports vidéos, de l’EAO etc. Si on considère en revanche la question de la transformation sociétale qu’induisent les technologies, alors cela impose une décentration, un regard plus large dans lequel l’école, l’université sont des moments particuliers mais qui ont perdu le monopole, voire la suprématie dans la production des connaissances et des compétences. Cela nécessiterait une approche pluridisciplinaire que les équipes de recherche, cloisonnées sur leur domaine de compétence ne semblent pas prêtes à prendre.
Tout aussi problématique est ce qui a été évoqué à de nombreuses reprises au cours des rencontres, à savoir l’inégalité sociale face à l’utilisation des technologies. Pour faire simple, les habitus survivent aux technologies et leurs usages sont à l’image de l’utilisation des autres médias, donc socialement clivés. Non accompagné, l’usage des technologies renforcerait les inégalités au lieu de contribuer à les résorber. Selon le rapport du centre d’Analyse Stratégique N° 34 de 2011, sur la fracture numérique, les ados techno sapiens, c’est-à-dire les jeunes qui utilisent au mieux toutes les potentialités de l’internet, autrement que pour jouer en ligne ou pour « bavarder », sont les enfants dont les parents font partie des catégories socio-professionnelles les plus élevées. Ce constat devrait donner à l’école un rôle majeur dans la réduction de ces inégalités et dans l’éducation à une utilisation intelligente et féconde des technologies, autrement dit permettre le développement des compétences numériques et non de simples compétences technologiques. Constatons qu’elle est loin de relever ce défi, faute de l’avoir compris !
Parmi les « pépites » relevées lors de ce campus, je retiendrais tout d’abord l’expérience sur l’usage de twitter en amphi présentée par Solène Meignen, du Service Multimédia de l’Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique (EHESP). Le contexte était celui d’un cours d’épidémiologie de six cours de deux heures, avec des étudiants qui ne se connaissaient pas auparavant. L’enseignant, qui avait déjà une expérience des boitiers de vote, souhaitait créer de l’interactivité durant les cours, en interrogeant les étudiants en direct. Comme il est difficile de prendre des notes et de twitter en même temps, il a inséré des « pages tweet » au sein de son diaporama, soit 51 planches tweets sur l’ensemble des 12 heures de cours. Les questions étaient simples (par exemple : quelles seront les trois causes de mortalité en France en 2030) et comportaient des exemples de réponses. Le fil de tweets est projeté en même temps que le diaporama de l’enseignant, sur un écran scindé en deux, et celui-ci réagit en direct au fur et à mesure de l’arrivée des tweets.
L’évaluation de cette expérimentation montre un intérêt réel des étudiants, même si certains nostalgiques du cours magistral ont estimé que cela cassait le rythme, ce qui était justement, l’effet recherché ! 732 tweets ont été postés sur les douze heures de cours, sans tweets injurieux ou déplacés, et donc sans nécessité d’un modérateur.
Les limites sont plutôt techniques (nombre important de connexion en simultanée ou absence d’équipements pour certains étudiants) que pédagogiques, même si l’enseignant doit savoir réagir en direct face à des tweets humoristiques ou hors sujet et donc rebondir pour relancer le débat. L’avantage est de donner du rythme, sans le côté fastidieux du passage de micro, en évitant les prises de parole trop longues et en permettant aux plus timorés de s’exprimer. On casse ainsi le discours de type conférence pour créer de l’interactivité. Comme l’évoque Antoine Flahault, l’enseignant, sur son blog (blog.ehesp.fr) « cela permet de recréer le cours en direct avec les étudiants». Parmi les conditions de réussite, il est relevé l’importance de l’accompagnement de l’enseignant en amont pour préparer son cours et l’importance de l’accompagnement des étudiants. Pour ce faire, il a été créé une petite animation multimédia pour installer twitter (animation qui tournait en boucle dans l’amphi) et deux personnels techniques étaient présents dans l’amphi pour aider les apprenants à créer leurs comptes tweet.
L’autre pépite est la présentation par Fernando Gamboa Rodriguez (de l’Université UNAM au Mexique), de l'Ecole du Futur. Il ne s’agit pas ici de réseaux socio numériques à proprement parlé mais d’une manière de créer de l’interaction au sein d’une salle de classe. Cette équipe a travaillé sur la question des environnements d’apprentissage, avec une approche visant à insérer la technologie dans la salle de classe de façon la plus efficiente et discrète possible, tout en imaginant des interfaces à l’échelle humaine qui prennent en compte les notions d’ergonomie, de contrôle partagé, de discussion, de coopération, de collaboration.
Deux réponses technologiques ont été inventées : la première est une table ronde interactive, sorte de tablette numérique horizontale, qui permet l’interaction de tous les participants assis autour de la table. Grâce à son interface simplifiée, cette technologie réduit la charge cognitive, elle permet la distribution du contrôle, elle encourage la participation et la collaboration en se basant sur les stratégies de négociation de groupe, elle favorise les habilités cognitives spatiales. Et puis, hop, elle redevient une table normale lorsque l’on a plus besoin de la technologie.
La seconde est le bureau collaboratif avec surface interactive : un peu la même que la précédente, sauf que chaque participant a en plus sa propre interface, ce qui lui permet de travailler pour lui et de rendre visible à tous le résultat de son travail lorsqu’il le souhaite.
Je me suis pris à rêver d’une telle technologie dans les CFA par exemple, pour apprendre à démonter un moteur de voiture ou lire un plan en 3D. Mais encore faut-il penser dès à présent la formation des enseignants pour ne pas reproduire, à l’infini, les mêmes modèles et les mêmes dévoiements des technologies, comme nous le connaissons aujourd’hui avec les tableaux blancs interactifs.
C’est heureux, nous avons encore un peu de travail devant nous …