Le projet du Ministère de l’Education Nationale concernant l’évaluation des élèves dès la dernière section de maternelle provoque un émoi important chez les enseignants et les parents d’élèves … conformément, pourrait-on dire, à une habitude quasi-naturelle de ces acteurs, prompts à s’offusquer de toute initiative venant d’en haut, forcément suspecte d’intention machiavélique.
Cette réaction est légitime, si, effectivement, il s’avérait que le projet est le fichage des élèves à risque et à haut risque, à des fins d’orientations scolaires par exemple. Eu égard aux tentatives plutôt nauséabondes du repérage des délinquants en culottes courtes que l’on a connu il y quelques mois, on peut comprendre et partager cette émotion. Par ailleurs, on sait depuis les travaux de Rosenthal et Jacobson sur l’effet Pygmalion l’effet dévastateur d’une classification des élèves. Ces auteurs ont en effet montré, par une expérience très connue, que les représentations du niveau des élèves par les enseignants sont prédictives des résultats. Pour mémoire, l’expérience était la suivante : Rosenthal et Jacobson ont coupé arbitrairement un groupe d’élèves en deux et les ont affectés à des enseignants. L’un des groupes était présenté comme ayant obtenu des résultats moyens ou faibles aux tests de connaissance et d’intelligence, l’autre groupe ayant obtenu de bons voire de très bons résultats. Après plusieurs mois d’enseignement, les résultats aux tests sont venus « confirmer » ces résultats imaginaires, les « bons » élèves ayant nettement plus progressé que les « faibles ». Notons que des expériences préalables avaient produit les mêmes résultats … avec des vers de terre et avec des rats !
Cependant, il ne faudrait pas aller trop vite en besogne et rejeter tout projet d’évaluation. Le problème vient de ce que, dans l’Education Nationale, l’évaluation est confondue avec le contrôle, qui lui-même produit la sanction, outil de base de l’enseignant ! Ce serait nier le fait que les évaluations sont, quoiqu’on en dise, déjà pratiquées par les enseignants y compris en maternelle, et qu’elles sont de toute façon un instrument indispensable en pédagogie, dès l’instant où elles servent à mieux connaitre l’enfant et à adapter l’accompagnement du pédagogue au rythme, aux modalités privilégiées d’apprentissage, aux envies de l’enfant. Tous les pédagogues dits modernes du début du XXème siècle, de Pestallozzi à Freinet en passant par Montessori, recommandaient déjà de bien connaitre l’enfant pour mieux l’accompagner, suivant ainsi le précepte de Rousseau dans l’Emile « épiez longtemps la nature, observez bien votre élève avant de lui dire le premier mot ». Reste bien sûr que les projets institutionnels de ces précurseurs étaient celui de la personnalisation, c’est-à-dire de l’adaptation de la pédagogie à chaque élève pris comme une entité en soi. Vision subversive et opposée à une conception « égalitaire et républicaine » de l’Education Nationale qui finalement, en donnant la même potion à chacun, ne fait que confirmer et renforcer les inégalités sociales et biologiques préexistantes.
Plus qu’une question de savoir s’il faut évaluer ou pas les élèves, c’est donc bien la question de la finalité qu’il importe de connaitre et de surveiller. La vigilance est donc de mise, du côté des intentions politiques, mais aussi pédagogiques. Si, en définitive, ces évaluations ne servent, comme le prévoit le rapport, qu’à affecter deux heures de soutien personnalisé à chaque élève en difficulté, sans transformer plus significativement l’ensemble des modalités pédagogiques pour aller vers une réelle personnalisation de l’enseignement, ce sera, comme souvent, beaucoup de bruit pour rien !