A l’instar des grandes marées, le projet de « mettre l’apprenant au cœur du dispositif » revient de manière régulière dans les discours des acteurs de la formation, tout particulièrement lorsque celle-ci, comme c’est aujourd’hui le cas avec la loi sur l’orientation et la formation tout au long de la vie, est réinterrogée sur ses fondamentaux.
La pédagogie est-elle à ce point une affaire de cœur qu’il faille sans cesse se focaliser sur l’un des éléments de la relation pédagogique, au détriment des autres, qui ne peuvent que se sentir rejetés à la périphérie ?
S’il est légitime de considérer l’apprenant comme le bénéficiaire principal de la formation, on peut soupçonner parfois cette volonté de centration de conduire à un encerclement, un enfermement. Faites-en l’expérience : c’est tout de même difficile de bouger lorsque l’on est entouré de toutes parts ! Assiégé, acculé à ses dernières extrémités par un milieu éducatif certes plein d’attentions mais tout de même un peu envahissant, comment l’apprenant peut-il prendre son autonomie, s’échapper de la dépendance forcée du formateur, pour errer à sa guise sur les chemins du savoir ? Il faudrait le laisser respirer, quitte à ce qu’il se trompe, butine ça et là, commette quelques erreurs, fasse des retours en arrière, alternant les pas de géant et les sauts de puce, car c’est lui, en définitive, qui sait mieux que nous déterminer le rythme qui lui convient.
L’erreur est en fait d’oublier que la formation n’est pas affaire de polarisation mais affaire de relation. Avec son modèle de compréhension pédagogique, Jean Houssaye[1] nous fait franchir une étape importante : ce ne sont pas les sommets qui comptent le plus, mais les relations entre eux. Il définit tout acte pédagogique comme l’espace entre trois sommets d’un triangle - le formateur, l’apprenant, le savoir - et développe l’idée que la focalisation sur l’un ou l’autre de ses côtés détermine un modèle pédagogique dominant (ENSEIGNER pour l’axe formateur-savoir, FORMER pour l’axe formateur-apprenant et APPRENDRE pour l’axe apprenant-savoir). Trop excessifs, ces modèles excluent toujours un tiers qui, selon son caractère, fait « le fou ou le mort » : ainsi, la relation ENSEIGNER peut conduire au désintérêt des élèves, au chahut, à la violence scolaire ; une relation FORMER trop importante peut conduire à la vacance du savoir, et ainsi de suite. Tout est donc question d’équilibre : la formation idéale serait le barycentre, qui comme chacun sait, est le point d’équilibre parfait entre les trois sommets du triangle lorsque ceux-ci sont affectés de masses différentes. Pour filer la métaphore, ce serait donc en fonction du « poids » de chaque élément de la relation que l’on pourrait construire une modalité de formation équilibrée : le poids des savoirs en jeu (quantité et nature des objectifs assignés à la formation, modalités de validation institutionnelles …), le poids affecté à l’apprenant (capacité à apprendre seul, motivation, mode de relation aux apprentissages, projection dans l’avenir, contraintes … ) et le poids affecté au formateur (capacité plus ou moins grande d’être facilitateur, rapport personnel au savoir, niveau d’expertise…). Cela suppose d’une part d’apprendre à connaître l’apprenant et d’autre part de pouvoir personnaliser la réponse : affecter par exemple un formateur-guidant proche du style d’apprentissage de l’apprenant pour être en meilleure harmonie.
Un nouvel élément rentre aujourd'hui en jeu dans cette relation : la technologie, qui permet de complexifier la relation en apportant une quatrième dimension, qui donne du volume à l’ensemble. Sans aller jusqu’à affirmer, comme le font certains, que le dispositif technologique agirait comme un « objet transitionnel »[2], on peut cependant constater que dans bien des cas il permet à l’apprenant de s’affranchir progressivement de la tutelle du formateur et devenir l'acteur majeur de son propre processus d'apprentissage.
[1] Houssaye J., le triangle pédagogique, Paris, Peter Lang, 1988
[2] voir notament les travaux de Didier Paquelin