C’est bien le moins que de titrer cette communication autour de cette affirmation, parfaitement en phase avec les objectifs et le mode de fonctionnement du nouveau groupe de travail « Professionnalisation des acteurs de la formation » auquel j’ai le plaisir d’appartenir, en dépit d’une fréquentation, il faut bien le reconnaitre, peu assidue. Groupe de travail animé par le Centre-inffo pour faire suite au défunt groupe TTnet, pour ceux qui connaissent.
Ce n’est pas pour me déplaire de constater que survit un réseau créé il y a plus de 10 ans avec pour objectifs principaux de capitaliser, diffuser, transférer des pratiques et des connaissances sur la manière dont les formateurs, en particulier d’adultes, se professionnalisent, c’est-à-dire, dans le même temps entrent individuellement dans le métier en créant une forme d’exercice singulière et en définissent collectivement et progressivement les contours partagés.
Pour autant, force est de constater que les formes de diffusion de ce savoir partagé restent à réinventer, les faibles audiences des journées thématiques présentielles de TTnet ayant montré les limites de l’exercice. Cela s’explique sans doute en partie par la difficulté de s’extraire, ne serait-ce qu’une journée, de son travail au quotidien pour aller se ressourcer, mais pas seulement : nous développons tous, en effet, de nouvelles pratiques d’accès à l’information et de nouvelles pratiques de réseau, via Internet et les réseaux virtuels.
Progressivement, nous passons d’une information raisonnée et validée, notamment par le passage en comité de lecture des ouvrages scientifiques qui, au prix des lenteurs exaspérantes des rythmes de publication de la littérature livresque, garantissait un minimum de crédit méthodologique, à une information surabondante que d’aucuns nomment l’infobésité, peu étayée, le plus souvent construire sur le mode affectif (j’aime, j’aime pas), et sur des médias tel que le microblogging, laissant peu de place au développement des idées.
Progressivement, nous passons par ailleurs d’un réseau relativement clos de personnes cooptées « es-qualité » en fonction de leurs expertises et expériences et qui échangent entre eux lors de temps d’interactions programmés, le plus souvent en présentiel, à un réseau virtuel, « d’amis d’amis » que l’on ne connait pas nécessairement, dont on ne saisit pas toujours l’expertise mais qui tous, bien sûr, ont à dire des choses essentielles sur le sujet qui nous intéresse et qui ne manquent pas de le faire.
Que l’on ne se méprenne pas sur mon propos. Il ne s’agit pas pour moi de remettre en cause l’intérêt d’un accès gratuit, en tout lieu et à tout moment, aux sources de savoir tel que le permet Internet ; il n’est pas non plus de critiquer des outils qui permettent de s’échanger des idées, de se communiquer de l’information, et de créer du lien. J’ai suffisamment plaidé depuis des années pour la mise en place d’autres modes d’apprentissage, plus ouverts et plus flexibles, pour ne pas aujourd’hui prendre le risque de passer pour un affreux rétrograde.
Je m’interroge seulement sur le passage "du rien au tout" que nous vivons aujourd’hui : d’une rareté de l’information chèrement payée à une surabondance qui nous étouffe, et de l’isolement à une expansion infinie de contacts, au point que la e-réputation tient aujourd’hui à la longueur de sa liste d’amis, ce qui nous conduit mathématiquement, eu égard au temps dont nous disposons pour chacun, à une superficialité des échanges qui laisse peu de place à la conversation réelle, au sens où l’entend par exemple le philosophe Théodore Zeldin[1].
Dans ce sujet comme dans d’autres, tout est question de mesure, tout est question d’équilibre. Concernant la professionnalisation des formateurs, ce n’est pas l’invention de nouvelles modalités qui m’inquiète que le rejet, à leurs profits, des formes plus traditionnelles, d’autant que les formateurs, assez paradoxalement, sont des professionnels qui se forment peu.
Dans ma pratique d’accompagnateur des changements de pratiques pédagogiques, je suis toujours très étonné de l’absence de culture commune des principes et théories de l’apprentissage des adultes et des fondamentaux de l’ingénierie de formation, voire du fondement des dispositifs dans lesquels interviennent ces formateurs (l’alternance par exemple, dans le cas des CFA). La maitrise d’un savoir laisse encore croire de nos jours à la maitrise de l’aptitude à le transmettre.
A ces formateurs, bien sûr, j’apprends le réseau et la création d’environnement personnalisé d’apprentissage : créer son identité numérique, son outil de veille personnalisé, s’inscrire dans des réseaux sociaux, pour lire mais surtout pour publier. Je leur apprends à distinguer les outils qui permettent de créer du sens et du contenu durable tel que les blogs, des outils qui servent à créer du lien et de l’information éphémère. Je leur apprends à survivre dans la masse d’informations en sériant, en triant, en étant plus exigeant sur les filtres, et organisant leur temps : pas plus d’une demi-heure de veille par jour, pas de consultation de mail à tout moment, etc. Bref, je les aide à développer leur « compétence numérique d’apprentissage » et à surnager dans l’océan d’informations.
Mais je les invite aussi à la profondeur, à la course de fonds : faire succéder à la lecture d’un article la rédaction d’une note de synthèse ; lire les grandes théories de l’apprentissage ; aller à la rencontre des pères fondateurs de la pédagogie et de la didactique ; tenir un journal de bord de leur pratique professionnelle ; coucher par écrit leurs interrogations dans des articles de plus de cinq lignes et en faire de véritables problématiques ; pratiquer l’introspection, l’analyse critique, le recul réflexif ; se projeter dans un avenir professionnel, au-delà de leurs emplois du temps de l’année, mais dans les cinq ans, dix ans à venir.
Cela n’est pas aisé, là encore pour des raisons de temps et de disponibilité, mais très payant sur le long terme. Je réinvente ainsi mon propre métier d’accompagnateur, au sens ancestral du pédagogue, qui est, finalement, la posture que j’aimerais qu’ils adoptent pour leurs propres apprenants.
En résumé, oui, bien sûr, la professionnalisation des formateurs passera par le réseau. C’est ce que l’on pourrait nommer les temps courts de la formation. Mais il passera aussi par la prise de conscience que la professionnalisation est un processus long, qui demande de véritables efforts d’analyse, de production de soi, de réflexion pour gagner en maturité et en profondeur et sortir de l’éphémère et de la facilité.