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L'irruption massive des  technologies et des réseaux dans la formation des jeunes et des adultes fait ressurgir de vieux débats sur les méthodes pédagogiques. Les Massive Open Online Courses, par exemple, sont généralement distingués en « xMOOC » plutôt basés sur une pédagogie transmissive de savoirs clairement identifiés dans des référentiels fermés, et en « cMOOC » dont les objectifs d’apprentissage sont plus ouverts et qui se basent sur le principe que ce sont les participants qui créent le contenu.

On parle alors de méthodes pédagogiques, classées généralement en méthodes déductives (démonstrative, expositive …) ou inductives (active ou expérientielle), et l’on considère souvent que la méthode dépend de l’objet à construire ou à transmettre : les savoirs académiques se prêteraient davantage à une méthode déductive et les compétences à une méthode inductive. C’est en effet la définition même de la méthode, qui n’est finalement rien d’autre que la stratégie que va mettre en œuvre le formateur pour arriver à ses fins. La méthode est de l’ordre du « comment ».

Or cette focalisation sur la méthode occulte le vrai débat qui est celui du modèle, qui, lui, est de l’ordre du pourquoi. Le modèle pédagogique est un système de pensée, qui rend compte de notre vision du savoir et de ce point de vue il ne peut y avoir d’alternative en fonction de l’objet. Ce qui sous-tend les méthodes pédagogiques est toujours la conception que l’on a du savoir, et le détour par l’épistémologie « étude critique des sciences destinée à déterminer leur origine logique, leur valeur et leur portée » est indispensable, car il conduit à montrer les liens pas toujours conscients entre la pratique pédagogique, fruit de rapports au savoir singuliers acquis au cours des différentes expériences formatives, et le modèle épistémologique sous-jacent à cette pratique.

L’épistémologie observe les savoirs sous trois aspects : la question gnoséologique, c’est à dire la nature des connaissances ; la question méthodologique, c’est à dire leurs modes de constitution et la question éthique, qui interroge leurs validités. Deux courants s’opposent, les « positivistes » et les « constructivistes » qui répondent de manière différente à ces trois questions.

A la question « qu’est ce que la connaissance », les positivistes répondent en formulant deux principes fondamentaux. Le premier est que la réalité existe indépendamment des observateurs, et qu’il s’agit donc pour ceux-ci de découvrir les lois pré-existantes dans la nature, qui n’attendent qu’à être découvertes. C’est ce que l’on appelle l’hypothèse ontologique. Le second principe est l’hypothèse déterministe, c’est à dire qu’il existe une forme de détermination interne qui lie entre eux tous les éléments de la réalité. Chaque effet est produit par une cause, et on peut retrouver toute la chaîne causale, en quelque sorte en la remontant, cause après cause. La connaissance scientifique est donc mue par la recherche de ces lois internes qui gouvernent la nature, qui, elles aussi, pré-existent à leurs découvertes par les scientifiques.

Les constructivistes répondent à cette question de manière radicalement opposée. La connaissance est en effet, selon eux, inséparable de l’observateur. Jean-louis Le Moigne formule ainsi l’hypothèse que « la connaissance implique un sujet connaissant et n’a pas de sens, ou de valeur en dehors de lui. Autrement dit, ce sujet n’est pas tenu de postuler ou d’exclure l’existence ou la non-existence d’un réel connaissable qui lui serait étranger »[1]. Certains radicaux de la pensée constructiviste, tel que Ernst Von Glaserfeld, vont même jusqu’à affirmer que ce que l’on appelle la réalité n’est qu’une construction de l’esprit, et que « la connaissance ne reflète pas une réalité ontologique objective, mais la mise en ordre et l’organisation d’un monde constitué par notre expérience » [2]

Cette interdépendance entre le phénomène perçu et la connaissance construite (récursivité de la cognition) est un concept fort, que l’on appelle l’hypothèse phénoménologique. Le réel connaissable est le réel que le sujet expérimente. La connaissance est en même temps le résultat d’un processus de formation et ce processus lui-même. Jean Piaget, auteur du concept d’épistémologie génétique résume cette interaction de la manière suivante : « l’intelligence (et donc l’action de connaître) ne débute ni par la connaissance du moi, ni par celle des choses comme telles, mais par celle de leur interaction ; c’est en s’orientant simultanément vers les deux pôles de cette interaction qu’elle organise le monde en s’organisant elle-même ».[3]

Le deuxième principe gnoséologique formulé par les constructivistes est l’hypothèse téléologique (ou projective) qui stipule le caractère intentionnel, finalisé et finalisant de l’acte cognitif. Alors que les positivistes répondent à la question « pourquoi » par un « parce que », les constructivistes répondent par un « afin de … » exprimant ainsi le primat du projet sur l’objet. L’acte cognitif étant toujours un projet de connaissance finalisé, le produit de cet acte cognitif est donc, lui aussi, finalisé et finalisant.

Concernant la question méthodologique, les positivistes mettent en œuvre deux principes. Le premier est le recours à la modélisation analytique, c’est à dire la décomposition de la réalité en parcelles de sens, en catégories pré-établies, de manière à appréhender le réel en saisissant les plus petits éléments qui le composent. Le deuxième principe est celui de la raison suffisante, c’est à dire l’équivalence entre la cause et l’effet. Si A est cause de B, B ne peut être causé que par A et A est donc la raison suffisante de B. Cela conduit tout naturellement à une méthodologie de type hypothético-déductive, dans laquelle les connaissances seront démontrées, et, dés lors, considérées comme « vraies ».

 Les constructivistes opposent au premier principe celui de la modélisation systémique, c’est à dire la tentative de modéliser les phénomènes comme des systèmes d’éléments en interactions et en évolution permanente. Il ne s’agit plus de décomposer la réalité, ce qui revient selon eux à l’appauvrir, mais de tenter de la décrire comme un système complexe, en mouvement, avec des niveaux d’organisations qui évoluent en fonction des relations à l’environnement. Il s’agit donc de concevoir un « tout » comme supérieur à la somme des parties, de comprendre les fonctions (qu’est ce que ça fait) plutôt que les choses (qu’est ce que c’est), dans un projet de compréhension plus que d’explication.

Le deuxième principe est celui de l’action intelligente, que définit ainsi John Dewey : « l’action intelligente est le processus cognitif par lequel l’esprit construit une représentation de la dissonance qu’il perçoit entre ses comportements et ses projets, et cherche à inventer quelques réponses ou plan d’action susceptibles de restaurer une consonance souhaitée »[4]. Démarche heuristique où l’on avance pas à pas en résolvant des étapes intermédiaires, qui conduisent à reformuler de nouveaux objectifs, à trouver de nouveaux moyens d’agir. La recherche est orientée vers l’action, et elle vise à produire des connaissances «possibles » ou « faisables ». On cherchera plutôt à argumenter les connaissances produites, plutôt que de les démontrer, et le raisonnement sera ici de type « axiomatico-inductif ».

Ce serait aller un peu vite en besogne que d’affirmer que les méthodes pédagogiques sont directement héritées de l’un ou l’autre de ces modèles épistémologiques, car les liens ne sont pas toujours aussi simples.  Pour le commun des mortels, et par conséquent pour la majorité des enseignants et des enseignés, l’épistémologie sous-jacente aux projets pédagogiques s’acquière de manière inconsciente au cours des diverses expériences formatives. La plus déterminante est sans conteste la scolarité. La manière dont les enseignants construisent leurs pratiques pédagogiques est en effet basée sur leur conception du savoir à apprendre, mais aussi du savoir savant, et ceci d’autant plus que l’on progresse dans le système scolaire et universitaire. La pédagogie est « naturellement » calquée sur le modèle philosophique de référence dans lequel sont pensés les savoirs, même si les formateurs n’en ont pas conscience. Eu égard au modèle dominant de l’école et de l’université, on peut en déduire facilement que pour la majorité des enseignants, les probabilités sont fortes que le mode de pensée soit essentiellement issu du positivisme, qui structure l’université française depuis l’élaboration par Auguste Conte, en 1828, du tableau synoptique des disciplines scientifiques.

Le fait que le système scolaire et universitaire français soit organisé selon la logique du découpage des savoirs, modèle analytique par excellence est déjà une bonne raison pour que la transmission de savoir reste le modèle pédagogique dominant. Seule la conception d’une réalité existante indépendamment de l’observateur légitime la transmission d’un savoir d’une personne à une autre. Pour qu’il y ait transmission de quelque chose, il faut que ce quelque chose là ait une réalité propre, et puisse se retrouver chez le récepteur identique à ce qu’il était chez l’émetteur. Comme le souligne Antoine Prost « pour que ce terme de transmission puisse s’appliquer à l’enseignement, il faudrait admettre l’idée d’un savoir qui existe chez le maître et qui passerait à l’élève, où il se retrouverait, identique, au terme du processus »[5]. Il semble que bon nombre d’enseignants adhérent, plus ou moins consciemment, à cette hypothèse. Dans les méthodes pédagogiques de type déductive, la qualité de l’enseignement se mesure à la rigueur de l’exposition des idées de l’enseignant. C’est la pédagogie des idées claires, ce qui signifie que l’enseignant expose de manière logique les différentes étapes d’un raisonnement qui conduit au résultat souhaité, en passant par un chemin que les chercheurs ont parcouru avant lui et que les étudiants doivent être en mesure de parcourir à leur tour. Ce chemin est unique, antérieur aux individus, et les différentes étapes du raisonnement sont majoritairement construites selon un raisonnement hypothético-déductif, et pas seulement dans les matières scientifiques. Les connaissances sont donc toutes « vraies » puisque démontrées par l’enseignant, et elles doivent être acceptées en tant que telles. La contradiction n’est guère de mise et les débats éventuels ne servent souvent qu’à repérer les mauvaises représentations pour les corriger - mesure de l’écart à la norme intangible du savoir savant - et non pour en construire de nouvelles. Même la méthode interrogative ne vise qu’à mettre l’èlève dans le droit chemin et non à inventer le sien.

Pour ceux qui considèrent en revanche le savoir comme un réel construit, la transmission est un acte impossible, puisqu’il y a inséparabilité entre le sujet qui a construit la connaissance et cette connaissance elle-même. Les méthodes inductives se prêtent davantage à une telle conception du savoir, même s’il n’en est pas une simple application. Elles se basent en effet sur une dialectisation entre auto-structuration (primat du sujet connaissant) et hétéro-structuration (primat de l’objet à connaître) ce qui est bien le concept « dialogique » de l‘épistémologie constructiviste. Elle pose le projet de connaissance au cœur de la pédagogie et aide l’apprenant à formuler de tels projets par la proposition de situations-problèmes. Elle aide enfin l’apprenant à inventer des systèmes de représentations, de schémas, qui lui permettent de créer de nouvelles représentations en modifiant ses représentations antérieures (principe d’accommodation-assimilation de Piaget).

Si on poussait à son terme la logique de l’épistémologie constructiviste, les référentiels de compétences et de connaissances acquises ne peuvent donc être qu’individualisés. C’est peut-être sur ce point que se joue l’avenir des MOOC dit connectivistes et plus généralement celui des pédagogies basées sur les réseaux. Le projet de l’apprenant peut être davantage respecté, y compris sous la forme de projets de connaissances  et c’est à partir de ce projet que l’on proposera des ressources ou des situations qui l’amèneront à construire ses connaissances et des savoirs nouveaux et non à acquérir des savoirs existants.

 


[1] LE MOIGNE Jean louis (1995-1999), les épistémologies constructivistes, Paris, Que sais-je ? PUF,

[2] VON GLASERSFELD Ernst (1988), « introduction à un constructivisme radical» dans WATZLAWICK Paul, l’invention de la réalité, contributions au constructivisme, Paris, Seuil. Notons au passage que WATZLAWICK est plus modéré que VON GLASERSFELD. Il parle quant à lui d’une réalité de premier ordre (réelle) et d’une réalité de second ordre (l’interprétation) qui, elle, n’est que le fruit de notre imagination (voir interview dans Sciences Humaines N°32, Octobre 1993)

[3] PIAGET Jean, la naissance de l’intelligence, Paris et Neufchatel, Delachaux et Niestlé, 1968

[4] DEWEY John, cité par LE MOIGNE Jean louis, op.cit.

[5] PROST Antoine, éloge des pédagogues, Paris, Seuil, 1985

Méthodes et modèles pédagogiques
Tag(s) : #Usages, #Discussion
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