A l’heure où un grand nombre de réflexions pédagogiques portent sur l’organisation des espaces d’apprentissage, notamment avec l’engouement pour les Learning Labs, j’ai choisi de vous faire part d’une expérience innovante conduite par une jeune enseignante américaine.
Cette enseignante, insatisfaite de sa situation, estime que le système scolaire est dépassé et inefficace, puisqu’il ne tient pas compte des différences individuelles des élèves. En proposant le même programme à tous et au même moment, l’enseignement traditionnel nie les différences qui, pourtant, s’expriment dès le démarrage de la classe : différence de rythme, d’énergie mise en œuvre, de méthode de travail (elle considère que la méthode de travail la plus efficace pour l’élève est celle qu’il choisit lui-même), et surtout d’intérêt. De ce point de vue, si elle estime que la volonté d’apprendre est présente chez tous les élèves, les degrés de cette volonté, ses motifs, ses objets diffèrent selon elle d’un individu à l’autre et il est indispensable de les prendre en compte pour permettre à l’élève de progresser.
Influencée par John Dewey et Maria Montessori, elle met en œuvre une pédagogie novatrice qui a pour principale caractéristique de rompre avec le modèle classique de la classe. Sa méthode consiste à fragmenter le programme pour chaque élève en tranches mensuelles ou hebdomadaires, branche par branche. Les élèves ne sont pas réunis dans une classe, ni même avec une tranche d’âge commune mais regroupés, le temps d’une activité, dans un « laboratoire ». Chaque maitre, spécialiste d’une branche (mathématiques, langue maternelle, géographie …), est responsable d’un laboratoire et propose un contrat individualisé à chaque élève. Ce contrat précise les objectifs à atteindre et l’élève s’engage, en signant ce contrat, à accomplir les tâches proposées. C’est donc un système qui responsabilise l’apprenant et diminue les pertes de temps. La matinée de travail est découpée en trois temps : un temps d’organisation du travail de quinze à vingt minutes, un temps où l’élève se rend en « laboratoire » pour y travailler seul de deux à trois heures, un temps d’échange de vues de trente à quarante minutes pour chaque laboratoire.
L’enseignant est le chef du laboratoire et les élèves des artisans à qui on a confié une tâche à effectuer. Le contrôle se fait sur différents cartes : celle du laboratoire, qui regroupe les progressions de l’ensemble des élèves, celle de l’élève et celle de la classe. Les résultats sont consignés sous forme de graphiques, ce qui permet à l’élève à la fois de situer sa propre progression, de voir, le matin, ce qui lui reste à accomplir, et de se situer par rapport à l’ensemble des élèves du laboratoire. Cette visualisation permet également au maître d’identifier les élèves arrivés au même niveau et de les inviter à un petit cours collectif.
On peut reconnaitre bien du mérite à celle enseignante dont, au premier chef, sa détermination à transformer de manière drastique l’organisation traditionnelle de la classe. De nombreux enseignants instillent en effet des doses d’individualisation, mais sans toucher, comme elle le fait, à la structuration même du lieu.
Sa deuxième innovation majeure, et on reconnait en cela l’influence de Maria Montessori, est de considérer l’enseignant dans un nouveau rôle que l’on pourrait qualifier d’animateur, de chef d’équipe, d’accompagnateur… à la fois personne ressource, disponible pour accompagner l’élève et aide à l’évaluation de sa progression. Le basculement du pouvoir, du maitre vers l’élève est ici évident, on est bien dans une rupture.
Il est temps de vous révéler maintenant qui est cette enseignante : il s’agit de Miss Helen Parkhurst, née le 3 janvier 1887 à Durand (Wisconsi) morte le 1er Juin 1973 à New Milford (Connecticut), pédagogue à l'origine d'une méthode de travail individualisé connue sous le nom de Plan Dalton et fondatrice de l'école Dalton de New York.
A bien des égards, les laboratories de Miss Parkhurst n’ont rien à envier aux dispositifs ouverts ou aux learnings labs actuels. La notion d’atelier, le concept de contrat signé par l’apprenant et, de ce fait l’engageant à respecter ses engagements, l’évaluation formative et sommative, le double rôle du formateur, à la fois guide et de conseiller, les micro-cours spontanés... sont autant d’idées dont pourraient s’inspirer un grand nombre de dispositifs. On se prend à rêver de ce que pourrait mettre en œuvre cette pédagogue inspirée, à notre l’époque du numérique et de l’internet ! L’absence d'outils pédagogiques différenciés la contraindra en effet à restreindre les activités des élèves à cette approche essentiellement livresque, ce qui a pu faire douter parfois de son caractère actif.
Mais d’autres, par la suite, ont surmonté l’obstacle. La méthode du plan de Dalton sera améliorée à partir de 1913 par Carleton Washburne à Winnetka, une localité proche de Chicago. Sera notamment créé un matériel pédagogique composé de fiches de travail, d’exercices auto éducatifs et d’exercices d’autocontrôle, donnant ainsi une plus grande autonomie à l’élève et une moindre dépendance à l’enseignant. Par ailleurs, une plus grande place sera accordée aux travaux de groupe, et une participation active à la vie de l’école, à travers les advisory, sorte de conseil consultatif sur la vie de l’école intégrant les enfants dans la prise de décision. Les meilleurs élèves pouvaient également postuler par écrit pour devenir self reliant children, ce qui leur donnait le droit d’élaborer leurs propres programmes et emplois du temps. Les candidatures étaient alors étudiées par les enseignants et par le conseil des élèves. Cette évolution nous parait importante à souligner car c’est un pas franchi que l’on retrouvera assez rarement par la suite. Dans nombre de situations, l’apprenant, même si l’on souhaite développer son autonomie et sa responsabilité, est enfermé dans un dispositif qui, aussi ouvert soit-il, reste pensé par d’autres. Nous sommes ici dans une forme inédite de démocratie scolaire, et cette question du choix et du « pouvoir agir sur les conditions » devra être abordée lorsque l’on mettra en œuvre des dispositifs de formation individualisés. D’autre part, l’adhésion au dispositif proposé ne doit pas se faire sur la contrainte, ce qui serait un paradoxe, mais pour autant, il ne saurait être question de ne répondre qu’aux aspirations des apprenants qui, bien souvent, demandent à reproduire la situation qu’ils ont connus dans leur propre scolarité, avec le risque de reproduire les mêmes échecs. Poussé à l’extrême, l’individualisation pourrait conduire à une nouvelle forme d’élitisme, d’exclusion de ceux qui sont les moins à même d’en profiter naturellement et qui sont pourtant ceux qui ont le plus grand besoin de développer leur autonomie.
Il est d'ailleurs très instructif de relire la critique que Miss Parkhurst faisait elle-même de son système. Nous sommes en 1913, ce sont les deux premières années du plan Dalton, et déjà, au bout de deux ans, elle liste les effets négatifs possibles de l'individualisation des parcours de formation. Dans les inconvénients, elle déplore que le respect du programme risque de dénaturer l'idée première d'individualisation, parce que le système devient plus centré sur la tâche à effectuer que sur l'apprenant lui-même. Elle souligne également que le travail par fiches et par contrats préétablis peut aboutit à une division excessive des tâches. La segmentation des apprentissages en micros tâches (on ne parlait pas encore de granularisation, mais cela y ressemble), peut par ailleurs conduire à une perte de l’objectif global. Elle évoque enfin le fait que l'individualisation trop poussée provoque un manque de contacts entre les élèves et les enseignants, ainsi que la disparition d’interaction entre élèves et l’absence de travail coopératif. C’est incontestablement une critique fondée, car la confrontation à ses pairs est une dimension fondamentale de l'apprentissage.
Ce petit retour historique me parait nécessaire, car les enseignants et les formateurs d'adultes manquent souvent ce travail de mémoire. Si le numérique, les technologies rendent aujourd’hui possible l’industrialisation à grande échelle de l’individualisation des apprentissages, les tâtonnements, les réussites, les échecs, les idées novatrices des pédagogues dits « modernes », à l’instar de Freinet, Montessori, Parkhurst, Decroly… sont d’une étonnante modernité et insuffisamment exploités.
Pour en savoir plus :
Gillig, J.M. (1999-2001), les pédagogies différenciées, origine, actualité, perspectives, Paris/Bruxelles, DeBooeck Université.