« Pour apprendre le latin à John, il faut d’abord connaître John, ensuite le latin ». Cet aphorisme est tellement connu que l’on peine à retrouver son auteur originel. J’aime, pour ma part, la manière dont s’en empare ce merveilleux poète qu’est Julos Beaucarne, qui ajoute très justement « il faudrait d’abord apprendre à John à se connaître c’est-à-dire cesser de vouloir lui apprendre quoi que ce soit pour qu’il trouve en lui-même l’envie d’apprendre le latin et qu’il trouve sa propre méthode pour apprendre le latin. Pour apprendre le latin à John, il faudrait peut-être tout d’abord apprendre à ne pas dire : « Il faut ! »
Apprendre est avant tout la rencontre d’un désir et d’un environnement propice et, dans cette rencontre, l’enseignant peut parfois faire obstacle : lorsqu’il veut imposer sa méthode, fixer des rythmes, mesurer pas à pas les progressions, contrôler à tout bout de champ l’atteinte des objectifs qu’il a lui-même fixés de manière arbitraire et souvent sans concertation. Lorsqu’il ne croit pas à la capacité de celui qui apprend à le faire par soi-même, à trouver ses propres ressorts d’inventivité, à s’appuyer sur sa curiosité naturelle pour faire les liens entre les faits et trouver les logiques sous-jacentes aux constats qu’il va tirer de son environnement. Lorsqu’il doute, enfin, de sa capacité à persister et à surmonter les obstacles pour aller au bout de son projet. Plus que jamais, il nous faut, comme le dit joliment Michel Serres[1], poser le postulat de compétence face à la personne qui apprend.
L’homme est, par nature, un être mu d’une volonté épistémique qui l’entraine à se dépasser et l’apprentissage sans enseignant est possible, comme l’a remarquablement montré Sugata Mitra avec l’expérience du « trou dans le mur ». Dans une banlieue de Delhi, ce chercheur indien crée, presque par hasard, un dispositif qui donne accès à des ordinateurs connectés insérés dans le mur de son bureau. Comme on n'y accède que par le biais d’une fente, seuls les enfants peuvent l’utiliser. Sugata Mitra voulait ainsi voir si des enfants qui n’avaient jamais approché un ordinateur de leur vie et ne parlaient pas anglais pouvaient apprendre à s’en servir sans l’intervention d’adultes. Un enfant s’approche, puis deux, puis trois, et bientôt les enfants se succèdent à longueur de journée, discutent autour de l’ordinateur, se conseillent, s’entraident et apprennent ! Huit mois après le début de l’expérience, les enfants, âgés de 6 à 14 ans, ont en effet acquis, collectivement et en jouant, un socle conséquent de compétences informatiques, créant même pour ce faire leur propre vocabulaire. Plus fort encore, ils ont également appris l’anglais qui leur était indispensable pour progresser.
Partout où l’expérience a été reproduite, elle a conduit aux mêmes résultats, attestant ainsi de la capacité à l’auto apprentissage, collectif et individuel, dont est doté l’être humain. Elle montre également que l’autoformation ne peut se passer de la relation à l’autre, dans une confrontation permanente des représentations du savoir, qui ne sont toujours que des constructions individuelles, plus ou moins abouties et sans cesse remises en cause. C’est la raison pour laquelle les approches telles que les Massive Open On line Course connectivistes (c-MOOC) sont captivantes car elles se basent sur cette conviction que chacun peut à la fois apprendre aux autres et se former en retour : en se confrontant, les expertises s'affermissent, s’enrichissent et grandissent. Notons d’ailleurs que, bien avant les c-MOOC, les réseaux d'échanges réciproques de savoir (RERS) initiés par Claire Heber-Suffrin démontraient déjà avec force la véracité de ce postulat.
Doit-on en déduire l’inutilité des enseignants ? Ce serait aller un peu vite en besogne : Lorsqu’en 1970 Ivan Illich défend la cause d’une société sans école[2], plus que l’interaction entre un enseignant et un enseigné, c’est le système scolaire obligatoire qu’il dénonce, car il est, dit-il «une entrave au droit à l’instruction [car il nous persuade que] le savoir n’a de valeur que s’il nous est imposé ». En laissant à croire qu’il est le seul légitime pour enseigner, le système scolaire confisque le droit de tout un chacun à enseigner à d’autres ce qu'il sait.
Toutefois, dès l’instant où l’enseignant, qu’il soit légitimé ou non par l’institution, se considère lui-même comme en apprentissage permanent, avec la modestie qui va de pair avec cette conviction, il peut être un appui solide à l’autoformation : en aidant l’apprenant à mieux se connaitre lui-même (comme le suggère Julos Beaucarne), en construisant des dispositifs ouverts et collaboratifs (comme l’a fait Sugata Mitra), en suggérant des méthodes, des techniques pertinentes et adaptées à chacun, en respectant le rythme d’apprentissage, en valorisant la personne qui se forme et en soutenant ainsi sa motivation, en l’aidant à mieux s’appuyer sur les autres, en l’accompagnant à la prise de conscience de ses progrès et à la formalisation de ses acquis.
Autrement dit, en renonçant à enseigner pour mieux aider l’autre à apprendre !
[1] Michel Serres, Petite Poucette, Editions Le Pommier, 2012,
[2] Ivan Illich, une société sans école, Seuil, 1971
Voir ci-dessous le récit de l’expérience du « trou dans le mur » par Sugata Mitra lui même