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L’interview imaginaire de Jan Amos Komenský, dit Comenius

Me voilà bien attrapé avec ma machine à remonter le temps : à peine publiée l'interview de Johan Pestalozzi qu’un internaute (que je remercie au passage), me suggéra d’aller interviewer le grand Comenius en personne. Pasteur protestant, grammairien, philosophe, théologien, mais aussi précurseur de la pédagogie moderne, j’étais dans mes petits souliers à l’idée de rencontrer un tel personnage. Mais voilà, il faut bien se lancer, réglons donc la machine sur 1660, à Amsterdam (Hollande).

Monsieur Komenský bonjour, et merci de me recevoir. Puis-je vous demander de vous présenter ?

Vous pouvez m’appeler Comenius, car c’est sous ce nom que l’on me connait le mieux. Je suis né le 28 mars 1592 à Uherský Brod en Moravie, dans la famille d’un maitre-meunier, très religieuse : chez nous, nous lisions tous les jours la Bible et cherchions à interpréter les textes sacrés. Nous considérions alors que l'obéissance à la loi divine est le devoir suprême de l'homme. J’ai malheureusement perdu mes parents à l’âge de douze ans, ce qui ne m’a pas empêché de faire des études, notamment à l'Université calviniste de Herborn en Allemagne où j’ai soutenu une thèse en 1612. Je suis revenu en Moravie en 1614 pour devenir pasteur, chargé à vingt-deux ans seulement de la direction de l’école de Přerov, puis nommé pasteur de la paroisse de Fulnek en 1616. Ma vie n’a pas été des plus simples : j’ai dû fuir mon pays à cause de la guerre, et suis devenu en quelque sorte un éternel errant à travers l’Europe. J’ai vécu en Pologne, en Hongrie, en Suède, en Angleterre, on m’a même proposé de venir en France, et me voici installé en Hollande, en tant que réfugié. J’ai connu de nombreux déchirements : la perte de ma première épouse et mes deux enfants emportés par la peste, la mort de ma seconde épouse, et d’autres pertes encore. C’est ainsi que vingt années de travaux ont été anéantis lors de l’incendie par les catholiques de ma bibliothèque en Pologne ; il n’existait pas, hélas, de système de sauvegarde comme vous en connaissez de vos jours.

Cette vie d’errance est sans doute la raison pour laquelle votre actuelle Commission Européenne a baptisé de mon nom un programme de coopération visant à encourager les relations entre élèves et enseignants d’établissements européens et à développer ainsi l'ouverture d'esprit et la tolérance, ainsi que l'utilisation et le perfectionnement des différentes langues. Mais aussi sans doute parce j’ai toujours été un fervent défenseur de l’Éducation pour tous, indifféremment du genre ou des classes sociales, car ce programme vise avant tout l’aide aux catégories défavorisées, la lutte contre l’échec scolaire et la prévention de l’exclusion.

Justement, l’une de vos idées majeures, aura été l’enseignement pour toutes et tous, ce qui, à votre époque, était très novateur. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Nous venons de vivre une guerre de trente ans, et cette guerre est sans nul doute la conséquence de l’ignorance des hommes et de leur difficulté à communiquer entre eux. C’est pourquoi il est primordial de donner à chacun les clés pour comprendre le monde et agir sans aveuglement dans la société. Je suis pasteur protestant et en tant que tel convaincu que chaque être humain est une image de Dieu, et qu’il mérite en cela d’être éduqué. En donnant à chacun une éducation lui permettant d’accéder directement aux textes sacrés, sans l’intermédiaire de prêtres comme dans l’Eglise catholique, il peut ainsi se rapprocher de Dieu. Selon moi, tout être humain peut apprendre, et tout doit être enseigné à tout le monde, sans distinction de richesse, de religion ou de sexe. C’est une pensée bien révolutionnaire à une époque où il est communément admis que les femmes sont inférieures aux hommes parce qu’elles ne possèdent pas les mêmes capacités intellectuelles, et que seuls les nantis peuvent accéder à l’éducation. Mais après tout, orphelin moi-même, ce n’est pas ma situation sociale mais l’éducation qui m’a permis de progresser et de réussir ma vie. Je crois fondamentalement en la perfectibilité du genre humain et en la grande puissance de l’éducation sur l’homme et sur la société.

Mais, me direz-vous, que faut-il enseigner ? ni plus ni moins que la totalité des connaissances. J'ai nommé cette idée la Pansophie, que l’on peut définir comme « la connaissance des choses divines, acquise en partant du monde concret, c'est-à-dire de l'univers entier ou sagesse universelle ». La Pansophie est un système de pensée qui se veut exhaustif, un grand livre qui traite de tous les sujets. C’est une véritable encyclopédie universelle qui conduit l’Homme au salut par l'illumination de son intelligence.

N'est-ce pas là l’ambition des encyclopédistes ?

C’est vrai, mais alors les encyclopédistes visent à présenter toutes les connaissances comme une somme d’éléments indépendants et classifiables, la pansophie permet de donner du monde l’image d'une totalité ordonnée, dont l'homme, à l'image de Dieu, est le centre. Je m’attache donc à aider les élèves à comprendre ce sens global, et à appréhender chaque connaissance comme l’élément d’un tout cohérent. Toutes ces connaissances doivent s’acquérir de manière progressive, en respectant les rythmes biologiques ; en collectant les savoirs de manière systématique, en rendant les apprentissages progressifs et en préparant les exercices appropriés, il n’est rien selon moi qu’un humain ne puisse apprendre.

C’est pourquoi j’ai conçu un système d’éducation qui, me semble-t-il, a plus ou moins perduré jusqu’à votre époque et qui est composé de quatre degrés : l’école maternelle pour les plus petits, l’école publique pour les enfants, l’école secondaire pour les adolescents et les académies pour les plus âgés. Dans ce système, même les élèves les plus en difficulté ont toutes leurs places et si certains présentent quelques faiblesses d’intelligence, il faut néanmoins les prendre en charge et les aider à dépasser leurs difficultés : « Il n’est pas possible de trouver un esprit si disgracié que la culture ne parvienne peu à peu à améliorer. Ne feraient-ils, faibles et sots, aucun progrès dans les études, que leurs mœurs en seraient adoucies ». En quelque sorte, c’est ce que vous nommez aujourd’hui l’école inclusive !

Enfin, j’affirme même que l’éducation est un processus qui doit durer toute la vie et je rêve d’une société où les hommes et les femmes pourraient continuer de se former à tout âge. C’est un combat qui reste devant nous.

Comment faire alors ? comment éduquer sans imposer le point du vue du « sachant » à des « non-sachants » ?

Plutôt que d’accumuler les connaissances, de mémoriser le plus possible, le défi de l’éducation est d’apprendre à bien penser, autrement dit ne rien demander sans réfléchir, ne rien croire sans penser, ne rien faire sans juger : « que personne n’épuise ses désirs, ses sens, ses forces, ne cède aux désirs d’autrui, ne soumette ses sentiments à ceux d’autrui et ne se laisse contraindre du dehors. Que tous comprennent le moyen d’être heureux qu’ils possèdent en eux-mêmes ». Car en définitive, la liberté et la joie de vivre sont l’état légitime de l’homme, le but vers lequel doit le diriger l’éducation, dont le challenge est d’améliorer la condition des hommes pour les amener à cet état de liberté, de joie et de bonheur. Il faut donc renoncer à abreuver l’apprenant de notions toutes faites, mais l’aider à développer son intelligence, son raisonnement et son jugement pour le rendre capable de penser par lui-même. Apprenez-lui à examiner et à connaître les choses en elles-mêmes et non par les observations que d’autres auraient faites pour lui. Autrement dit, aidez-le à développer son autonomie dans l’apprentissage et à se forger ses propres opinions, bref à construire lui-même ses connaissances. Le savoir n’est pas que dans les livres, souvent bien ennuyeux, il est dans la nature et dans les choses. Produisez des livres illustrés et attractifs, l’image parle plus que les mots écrits. Dans mon ouvrage Orbis sensualium Pictus publié en 1659, j’explique par exemple comment apprendre le latin aux enfants par association d’un mot à une image. Faites l’école buissonnière, proposez des promenades, des visites d’ateliers plutôt que des cours magistraux. Le monde entier est une école et le rôle de l’enseignant est d’éveiller l’intérêt de l’élève. Proposez également des jeux, et en particulier des jeux de groupe : il n’existe rien de tel qu’apprendre en s’amusant. L’enseignant doit encourager la participation des élèves, attiser la curiosité, et surtout ne pas requérir à la force : l'élève n'a pas besoin de la contrainte pour apprendre car c'est un désir naturel.

Il est important également de diversifier les sujets d’étude, en quelque sorte faire feu de tout bois : le travail manuel est aussi source d’apprentissage, de même que la géographie, l’histoire, la biologie, l’art, la musique. Il n’y a pas que le latin dans la vie ! Enseignez toutes ces choses par la pratique : « A parler en parlant, à écrire en écrivant, à raisonner en raisonnant, on posera ainsi les bases d’une pédagogie dont le but est de contrôler par l’expérience la valeur du savoir ». Multipliez les approches sensorielles : c’est par les sens (la vue, l’ouïe, le toucher…) que les choses réagissent immédiatement et directement et … prennent sens ! En résumé laissez l’élève procéder par étapes, invitez-le à examiner par lui-même, s’interroger, chercher, découvrir, discuter, faire, répéter sans relâche, et ne laissez aux maîtres « que le rôle de surveiller si ce qui doit se faire se fait, et se fait comme il doit se faire ».

Je n’étais pas loin de considérer en mon temps que les écoles étaient des « chambres de torture pour l’intelligence, d’où ne sortaient que des ânes sauvages, des mulets sans frein et dissolus ». Je me suis heurté à bien des conservatismes et à des enseignants qui n’avaient « ni assez de volonté pour appliquer les méthodes nouvelles, ni assez d’autorité pour lutter contre la paresse et l’indiscipline des élèves ». Mais j’imagine que cela a bien changé de vos jours.

(Ne souhaitant pas créer de désillusion chez mon illustre invité, je l’ai remercié avec chaleur et me suis esbigné sur la pointe des pieds…)

POUR ALLER PLUS LOIN

https://fr.wikipedia.org/wiki/Comenius

http://agora.qc.ca/dossiers/comenius

https://www.reseau-canope.fr/savoirscdi/societe-de-linformation/le-monde-du-livre-et-de-la-presse/histoire-du-livre-et-de-la-documentation/biographies/jan-amos-komensky-ou-comenius-1592-1670.html

COMENIUS, Jan Amos La Grande didactique ou l'art universel de tout enseigner à tous (1627-1632), trad. de Marie-Françoise Bosquet-Frigout, Dominique Saget, Bernard Jolibert. 2e éd. revue et corrigée. Paris, Klincksieck, 2002. (Philosophie de l'éducation ; 9). ISBN 2-252-03407-6.

Tag(s) : #comenius, #Education nouvelle
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