A l’occasion de la sortie récente de l’ouvrage « portraits et autoportraits de formatrices et de formateurs : chemin de praticiens », édité par EMFOR et coordonné par mes soins, je vous propose ici un extrait. Il s’agit de l’exercice de la lettre, que chaque contributeur devait écrire pour présenter et expliquer son métier de formateur à une personne de son choix. Pour ma part, j’ai choisi d’écrire cette lettre à Gérard Mlékuz, qui m’a initié il y quelques années à cette pratique d’écriture praticienne et à qui je dédie cet ouvrage.
Cher Gérard,
C’est de la terrasse d’un hôtel en Bourgogne Franche Comté que je t’écris cette lettre, à l’heure où je suis en train d’animer un atelier d’écriture praticienne. Tu te souviens ? c’est avec toi que j’ai fait mes premières armes avec cette technique si particulière, pour le réseau des centres de ressources agricoles « Agrimédia », il y a déjà près de vingt-cinq ans. Bien avant que la maladie ne t’emporte et nous laisse orphelin de ta pensée vivifiante. Mais c’est égal, comme disent les enfants, je vais faire « comme si» tu pouvais la lire.
Rappelle-toi, nous nous étions alors lancés dans l’écriture d’un ouvrage collectif, à la fois pour donner à voir les réalisations de ce réseau et pour aider ses acteurs à retrouver le sens de leurs pratiques. Nous parcourions chaque mois les plaines du Nord Pas-de-Calais pour animer une nouvelle séance, et à vrai dire mon souvenir le plus saillant est cette visite de tous les CFPPA de la région, qui nous permis d’appréhender le sens concret de la notion de territoire. Je me souviens aussi des échanges très fructueux lors de nos covoiturages, au cours desquels tu m’as transmis l’histoire de la formation des adultes, tout en me mettant à l’aise face à l’exercice de l’animation à venir. C’est au cours de ces voyages que tu m’as convaincu d’écrire mon « chemin de praticien » que je publiais en 2000 me permettant de vaincre quelques vieux démons, dix ans après que tu ais toi-même publié ce magnifique texte «écoute le temps qui marche sur le sable, ou chronique d’une réconciliation annoncée».
Comme tu le disais alors «au bout du compte, l’écriture aura été l’un des facteurs les plus déterminants du processus d’acquisition de mon identité professionnelle. C’est dans ce mode d’expression que se sont coulées, comme du métal en fusion, toutes les croyances, toutes les interrogations, toutes les angoisses venues de l’exercice d’une profession qu’il m’était difficile de présenter à ceux qui tout bonnement me demandaient ce que je faisais dans la vie».
Ce défi d’expliquer mon métier a été présent tout au long de mes quarante années d’exercice professionnel et je redoute toujours ce moment où, lorsque je rencontre de nouvelles personnes dans un contexte privé, on en vient à me demander quel métier j’exerce. Moi qui fais souvent preuve d’éloquence, je ne trouve jamais les mots simples pour définir mon activité professionnelle à des néophytes : je m’embrouille dans mes explications, j’en dis trop ou trop peu, je ne suis plus pédagogue pour deux sous ! Et comme je suis un rien pervers, c’est justement l’exercice que je viens de proposer aux participants de mon atelier d’écriture : « Écrire une lettre où j’explique mon métier à une personne que je n’ai pas vu depuis longtemps : un ami d’enfance perdu de vue, un parent éloigné, une personnalité (quelqu’un que j’admire), un de mes ancêtres, un de mes petits enfants à venir, à moi-même enfant ou adolescent… Je lui explique notamment mon parcours, mon métier, ce que j’aime ou ce que j’aime moins bien, avec des anecdotes, des histoires vécues ».
Comme j’essaie d’être congruent, je me prête moi-même à l’exercice, et voilà, Gérard, c’est tombé sur toi. Quel est donc ce métier que nous avons exercé toi comme moi ? Je forme des adultes, ou plutôt non (ça y est, ça recommence !) j’aide des personnes à s’autoformer. Dans le cadre institutionnel de la formation professionnelle, régi par la loi de 2018 bizarrement intitulée « pour la liberté de choisir son avenir professionnel », je construis et j’anime des dispositifs de formation, la plupart du temps flexibles et multimodaux, dans lesquels les personnes que j’accueille peuvent acquérir de nouvelles compétences. Mais je n’enseigne pas, car comme nous le rappelle Jacques Rancière dans le Maitre Ignorant « plus j’enseigne, plus j’empêche l’autre d’apprendre ». Bien sûr je maitrise les contenus, mais ce sont les apprenants qui se forment, donc mon travail consiste essentiellement à créer les conditions favorables à cet apprentissage : un cadre rassurant et bienveillant, des occasions de se dépasser en franchissant des obstacles épistémiques surmontables pour eux sans se mettre en difficulté, et surtout des situations permettant de se confronter à d’autres apprenants car comme le dit si bien Philippe Carré « on apprend toujours seul mais jamais sans les autres ». Même si l’apprentissage est forcément le fruit d’un effort et d’une volonté personnelle, pour inscrire « du nouveau dans du déjà-là », il ne peut se faire en dehors d’un échange socio-cognitif ! Je les aide aussi à mieux se connaitre et à prendre conscience de leurs progrès : le fameux « connais-toi toi-même » de Socrate. Pour ce faire, je dois moi aussi bien les connaitre, dans leurs envies et leurs projets, leurs manières d’apprendre privilégiées, leurs doutes et leurs espoirs, leurs motifs d’engagement en formation : « pour apprendre le latin à John, il faut d’abord connaitre John ! »
En résumé, je suis organisateur, voire architecte pédagogique ; je suis également ingénieur de formation, ingénieur pédagogique mais avant tout « accompagnateur ». Voilà, c’est ça : depuis quarante ans je « fais des bouts de chemin avec des gens qui vont quelque part » en espérant ne pas me perdre en route moi-même. Pour cela, suivant tes conseils, cher Gérard, je recours encore et toujours à l’écriture, sur mon blog notamment, où je produis régulièrement des textes qui me permettent de prendre du recul sur un exercice professionnel qui devient tout de même de plus en plus compliqué au fil du temps. Les tracasseries administratives, la rigidité des démarches qualité parfois sclérosantes, la précarité croissante des publics et l’augmentation de la fracture sociale, la difficulté à comprendre des politiques de l’emploi et de la formation qui fluctuent au gré des alternances politiques, la montée inéluctable des risques écologiques, les progrès exponentiels des technologies et de l’Intelligence Artificielle qui excluent les moins favorisés d’entre nous et nous interrogent sur le devenir de notre humanité… autant de questions qui se posent de manière accrue aux formateurs d’adultes, dont la spécificité professionnelle peine tout de même à être reconnue et valorisée, plus de cinquante ans après la loi fondatrice de 1971.
Voilà grosso modo ce que je peux dire de ce métier de formateur. Mais je vais maintenant laisser la parole aux participants de cet atelier ; vous allez découvrir leurs « lettres », qui introduira le portrait que j’ai réalisé avec eux en amont.