Dans la vraie vie, depuis trois mois, j’ai cultivé des topinambours et des patates. J’ai gouté hier mes premières pommes de terre nouvelles (de Noirmoutiers), elles sont fermes, un peu sucrées, gouteuses à souhait.
Dans la vraie vie, je me suis aussi initié à la Mosaïque et je ne suis pas peu fier de mes premières réalisations ; je me découvre sur le tard un talent d’artiste que je pensais à jamais pour moi une terre inaccessible. Lorsque je crée, mes mains en mouvement aident mon esprit à s’envoler, très loin…
Dans la vraie vie, je suis allé consulter en ligne des vidéos sur YouTube car, tout de même, on les butte comment les patates ? on utilise comment une pince à molettes ? Je me suis aussi inscrit à plusieurs groupes Facebook d’amateurs de Mosaïque, de France et du Monde, et pris ainsi conscience, avec autant d’appréhension que de ravissement, du chemin qui me reste à parcourir pour atteindre le quart du huitième de l’excellence des artistes, anonymes pour la plupart, que j’y ai rencontrés et avec qui j’ai échangé.
Dans la vraie vie, j’ai joué au Scrabble en ligne avec mes enfants, j’ai papoté avec mes petits-enfants, plusieurs fois par semaine. Bien sûr, les prendre dans mes bras dès le déconfinement autorisé a été un bonheur sans nom mais qu’aurait été le poids de cette absence sans ces échanges via le smartphone ?
Dans la vraie vie j’ai beaucoup travaillé : la nécessité de la continuité pédagogique et des accompagnements sociaux a fait apparaitre des besoins de formations inédits et vitaux pour les formateurs, éducateurs, conseillers… qui ont dû faire face à l’urgence, la plupart du temps dans une impréparation totale. Contrairement à d’autres professions, mon activité de formateur et de consultant sur le numérique a connu un pic d’activité durant la crise sanitaire du COVID19, et j’ai dû, moi aussi, inventer de nouvelles modalités pédagogiques. Les ateliers de productions à distance, par exemple, durant lesquels chaque participant produit des ressources pédagogiques sur une plage horaire commune avec en soutien la classe virtuelle ouverte en permanence. A l’instar de ce que j’aurais fait en présentiel, je peux ainsi répondre aux questions de chacun, prendre si besoin la main sur le poste à distance, mais aussi et surtout créer une émulation de groupe ; la plupart du temps, une question posée par l’un fait écho aux besoins ou aux expertises des autres, et on recrée ainsi une dynamique de groupe à distance. Ce faisant, j’ai moi aussi augmenté mon niveau de maitrise des outils de visioconférence, en particulier Teams et Zoom (dont j’apprécie tout particulièrement la possibilité de faire des sous-groupes), et des outils de production comme Genially, notamment grâce au groupe Facebook Enseigner avec Genially dont les 10.000 membres ont été particulièrement inventifs !
Dans la vie, en vrai, je passe plusieurs nuits par semaine dans des hôtels et de journées dans ma voiture mais là, cela ne m’a pas du tout manqué !
Cette expression In Real Life (dans la vraie vie) est utilisée pour marquer l’opposition entre ce qui est vécu « dans le vrai monde », par opposition à ce qui est vécu « dans l’Internet ». C’est une opposition qui me semble stérile : ma vraie vie comporte autant d’aspects numériques que d’aspects non numériques. Durant cette période de confinement, j’ai fait la connaissance de vraies gens, j’ai eu de vrais échanges, étalés sur plusieurs semaines parfois. Mes activités artistiques ou potagères sont autant constituées de ce que j’apprends, sur les réseaux par exemple, et de ce que je réalise concrètement. De la même façon, je m’exprime autant en créant qu’en envoyant à qui veut les voir les photos de mes créations.
Dans son document de synthèse de leurs travaux, le groupe thématique GTNum 5 « Cultures numériques à l’École » mis en place par la direction du numérique pour l'éducation (DNE) du ministère de l’éducation nationale et de la jeunesse (MENJ) parle du numérique comme d’un fait social total, en référence au concept proposé par Marcel Mauss en 1925 et même d’un fait culturel total. Selon eux, « Si l’on considère les cultures numériques d’un point de vue anthropologique, elles ne sont donc pas seulement celles des jeunes mais celles de tous les hommes et femmes. Jeunes et moins jeunes, éduqués ou non, ruraux ou citadins, amateurs de technologies numériques ou non, utilisateurs de ces technologies ou pas, nous avons tous en partage une culture à l’ère du numérique ». Plus loin dans le texte les auteurs évoquent le fait que « la spécificité des techniques numériques est qu’elles instrumentent totalement ou partiellement, directement ou indirectement la plus grande partie des activités humaines et jouent ainsi fortement - souvent simultanément - sur les quatre catégories d’interactions culturelles ».
Sont ainsi transformées radicalement et durablement :
- nos interactions conceptuelles (notre rapport à l’information et aux connaissances)
- nos interactions spatiotemporelles (notre rapport à l’espace et au temps)
- nos interactions relationnelles (notre rapport à autrui et à soi-même)
- nos interactions poïétiques (notre rapport à la créativité et à la création)
Promouvoir l’usage du numérique à l’école ou en formation des adultes ne peut faire l’impasse d’une réflexion sur le devenir de nos sociétés avec le numérique, et comme l’évoque cet article de The Conversation « Ce sont les objectifs premiers de l’école qui doivent nous guider : la réduction des inégalités sociales et l’éducation de citoyens émancipés. Il s’agit donc moins de penser les usages des techniques numériques à l’école que de repenser l’école à l’ère du numérique ».
La distinction entre le monde en ligne et le monde physique n’a donc plus de sens. A l’ère du numérique nos activités humaines, quelles qu’elles soient, oscillent en permanence en fonction des moments (de la journée, de la semaine ou de la vie tout entière) entre présence et distance, matériel et immatériel, physique et virtuel, proximité et éloignement, intensité et légereté, engagement et retrait...
Elles produisent ce que nous sommes et ce que nous devenons, individuellement et collectivement.