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L’école partout, pas seulement dans la salle de classe !

Je pense que ma profonde réticence à « mettre en cases mon activité de formateur », comme je l’ai évoqué dans mon précédent article « normaliser la formation sans perdre son âme » vient du décalage croissant entre le cadre de plus en plus contraint de mon exercice professionnel et ma conception d’une pédagogie ouverte se référençant aux courants de l’Education Nouvelle nés il y a maintenant un siècle, et qui sous-tendent ma réflexion depuis près de quarante ans. J’ai déjà consacré sur ce blog un article à Maria Montessori et un autre à Miss Parkhust, je vous propose de découvrir ici le docteur Ovide Decroly, fondateur avec, entre autre, John Dewey, Jean Piaget et Maria Montessori de La Ligue internationale pour l'Éducation Nouvelle créée en 1921.

Avec Itard, Seguin et Montessori, le docteur Decroly est le quatrième médecin ayant commencé sa carrière auprès d’enfants anormaux ou attardés pour en déduire ensuite des théories valables pour tous les enfants.

Né en 1871 en Belgique, médecin et neurologue, il fonde en 1901 un institut d’enseignement pour les enfants attardés puis, en 1907, l’Ecole de l’Ermitage, dans les environs de Bruxelles, destiné aux enfants normaux. Ce qu’il appellera « l’école pour la vie, par la vie » est une forme nouvelle d’école, basée sur des principes simples, fortement inspirés de Rousseau :

  • La nécessité de ne pas bouleverser le cours naturel du développement de l’enfant, mais de l’encourager dans son propre développement et l’effet néfaste de la contrainte sur celui-ci
  • L’influence majeure du milieu naturel comme élément facilitant la curiosité de l’enfant et à partir duquel il peut construire l’ensemble des connaissances utiles
  • Le primat du sensitif dans l’apprentissage

Decroly est convaincu que l’enfant n’est pas une terre vierge mais qu’il possède un acquis biologique et héréditaire qui détermine son orientation et son développement. Par contre le milieu dans lequel il est plongé peut accentuer ou transformer ses dispositions naturelles. Il est donc nécessaire de trouver le bon compromis entre l’hérédité et le milieu, afin de viser le développement des aptitudes positives chez l’enfant, d’aller vers « le bon et le beau ». Or l’école traditionnelle, parce qu’elle pense l’organisation des contenus de l’apprentissage en dehors des dispositions naturelles de celui qui apprend, et qu’elle les impose par la force et l’autorité, produit nécessairement des effets négatifs, des rejets de l’école, la démotivation des élèves, la construction parcellaires des connaissances.

Decroly classe l’ensemble des connaissances utiles à l’homme autour de quatre besoins fondamentaux : se nourrir, se protéger, travailler, se reposer. Il considère donc que tout doit partir de ces besoins primaires et que les connaissances doivent être regroupées de façon à faire concourir toutes les activités de l’esprit vers l’acquisition de cet ensemble de connaissances, conformément à la psychologie de l’enfant. C’est l’enfant qui, naturellement, développera une attirance vers ce qui lui permettra de répondre à ces besoins et l’enseignant doit être attentif à chaque élève en particulier et le laisser se déterminer en fonction de sa motivation, tout en excitant sa curiosité. Cela conduira Decroly à mettre en œuvre une pédagogie basée sur les centres d’intérêts de l’enfant, ce qui permet selon lui « de respecter les motivations de l’élève et d’intégrer ses connaissances dans des ensembles ordonnés » (Decroly, cité in Pourtois et Desmet, in Houssaye, 1994[1]).

S’appuyant toujours sur la psychologie de l’enfant, Decroly défend également l’idée de la globalisation, qui donnera par la suite naissance à la méthode globale pour l’apprentissage de la lecture. Il soutient l’idée que l’enfant appréhende d’abord globalement les évènements, les expériences, les êtres, les choses avant d’en découvrir les détails : « les objets et les faits perçus, les souvenirs, les pensées élaborées et les actes et les paroles exprimées le sont souvent comme des touts où les détails ne sont pas cherchés mais s’imposent d’eux même et sans qu’on s’en rende compte » (Decroly, 1929). Cette approche va à l’encontre de la présentation classique du cours, qui va du simple au complexe et du particulier au général. La fonction de globalisation se décompose en trois étapes :

  • La phase d’observation : découverte par les sens
  • La phase d’association : élaboration d’idées générales par la comparaison des objets, entre eux et à travers le temps
  • La phase d’expression : traduction des idées induites par les associations de façon concrète (modelage, dessin) ou abstraite (textes écrits ou expression orale). Sans cette expression personnelle, c’est à dire récriture par l’élève, il n’y a pas apprentissage.

L’Ecole de l’Ermitage et par la suite les écoles Decroly qui reprendront le flambeau après sa mort, seront construites sur ces principes. Dans un ouvrage paru en 1941[2], Angéla Médici décrit ainsi sa première visite : « en entrant à l’Ecole de l’Ermitage, j’ai vu des élèves dans un champ, à droite, piquer des poireaux ou bien semer d’autres légumes de la saison. Des jardinets plus loin étalent une flore disposée avec soin et naïveté. Plus haut, des lapins dans des clapiers soigneusement entretenus guettent leurs nourritures derrière un grillage. Le bruit des marteaux parvient des ateliers ; un enfant passe une porte et s’en va essayer dans le bassin son flotteur d’Océanie à peine confectionné. Vers le fonds, sous le hangar, se dresse le grand panneau des actualités où les élèves affichent journellement, soit écrites à la main, soit le plus souvent préparées à l’imprimerie de l’école, les nouvelles du pays et du monde. Un groupe de garçons et de filles sortent, d’un pas précipité, d’un bâtiment et se dirigent vers le pavillon voisin. Ils parlent avec animation et parmi eux, le professeur, en blouse blanche, discute encore avec quelques-uns de ses élèves sur la question qui vient d’être traitée. »

L’école est partout, et pas seulement dans la salle de classe. Le professeur n’enseigne pas mais accompagne le développement de chaque enfant qui construit activement ses connaissances. Là encore, comme chez d’autres pédagogues de l’éducation nouvelle, la qualité première de l’enseignant est le silence. Les maitres parlent peu mais ils montrent, font observer sur le vif, analyser, manipuler, expérimenter, confectionner, collectionner. Que des verbes d’actions, montrant ainsi le primat de l’activité, du faire, du sensitif, de l’affectif sur le réflexif ! Le centre de formation est un vaste atelier, où l’on peut expérimenter, tester, se tromper, recommencer sans être jugé. L’expérimentation scientifique (hypothèse expérimentation et vérification) est privilégiée.

La pédagogie Decroly est donc résolument individualisée, en ce sens où chaque apprenant est maitre de son processus d’apprentissage et où l’enseignant est à l’écoute de chaque élève et en appui à ce développement. Elle est aussi socio-constructiviste : les activités solidaires au sein d’un groupe d’élèves, le partage des tâches, l’entraide, sont au cœur du dispositif Decroly. La vie en communauté est organisée selon des règles définies par les élèves eux-mêmes, et chacun respecte la tâche qui lui est assignée pour l’entretien du bien commun. Tout au long de leurs activités, les élèves n’hésitent pas à faire relire leurs travaux les uns par les autres et à se donner des conseils réciproques. Certaines activités sont réalisées par tout un groupe et un découpage des tâches est alors effectué, chacun selon ses possibilités ou centres d’intérêt. En rendant compte d’une activité d’une classe de troisième sur la tragédie de Sophocle, Angéla Medici explique que l’activité s’est conclue par l’organisation d’une fête grecque. Elle évoque à ce propos qu’une équipe d’organisateurs se chargea de cette fête, et parle de « ces ouvriers bénévoles, particulièrement efficaces qui souvent ne s’offrent pas pour fournir un apport de base dans le traitement ardue du sujet, mais qui rédigent le programme, règlent les éclairages, décident du choix des disques et de la décoration des locaux ». Il ne s’agit pas, bien évidemment, de distinguer travail intellectuel et travail manuel, ou bien encore travail de fonds et tâches subalternes, ce qui pourrait conduire à cantonner l’élève à ce qu’il sait faire ou à ce dans quoi il excelle, mais au contraire, partant d’un projet collectif, de faire en sorte que chacun y trouve de quoi nourrir son propre projet d’apprentissage.

Sans aucun doute pourrions-nous, dans nos pratiques de formation pour adultes, retenir de ces « influenceurs du siècle dernier », nombre de principes d’action pour des ingénieries pédagogiques novatrices. Par exemple :

  • Concevoir, avec des mises en situation appropriées, une approche globale des objets de connaissance plutôt que de granulariser à l’excès les contenus au point d’en perdre le sens ; autrement dit ne pas perdre de vue la globalité au profit des « micros objectifs » ;
  • Ecouter et prendre en compte les centres d’intérêts des apprenants et ajuster les contenus à ceux-ci plutôt que d’imposer des programmes préformatés ;
  • Privilégier le processus intellectuel qui va de l’observation à l’expression de la loi plutôt que le passage obligé par la théorie avant la pratique ;
  • Considérer les connaissances et les savoirs théoriques comme des éléments du « savoir-agir en situation » et non comme une fin en soi ;
  • Diversifier les lieux de formation, décloisonner, sortir de la « salle de classe », prendre la société dans son ensemble (y compris dans sa déclinaison virtuelle et numérique) comme terrain d’apprentissage, avec le risque assumé de ne pas tout maitriser et de laisser une place à l’imprévu ;
  • Réduire la place de la « parole du maitre » dans les situations d’apprentissage au profit de l’observation, de la démonstration, de l’écoute des apprenants, de l’apprentissage mutuel, de la convivialité, du travail collaboratif et coopératif ;
  • Mettre en œuvre des environnements d’apprentissage dans lesquels est ouvert le champ des possibles, où peuvent naitre et croitre des projets individuels et des projets collectifs ;
  • Considérer que chaque personne doit apprendre à son rythme, ce qui ne peut que conduire à l’individualisation des parcours et des contenus, sans renoncer pour autant à la dynamique sociocognitive ;
  • Enfin, croire au potentiel d’auto développement des publics de la formation !

S’il n’y pas de contradiction majeure entre ces principes d’ouverture de la formation et les exigences du référent qualité des organismes de formation, force est de constater que la difficulté d’attester de la qualité est plus grande dans un dispositif de ce type, aux frontières plus floues et aux effets moins prévisibles, que dans un dispositif aux contours hyper définis en amont, voire industrialisé à outrance. Ce serait dommage et paradoxal qu’une lecture trop excessive des exigences du référentiel Qualiopi ne conduise à freiner l’innovation : la rigueur exigée de la part des organismes de formation ne doit pas conduire à la rigidité !

 

[1] Houssaye Jean, Quinze pédagogues, leur influence aujourd’hui. Paris : Armand Collin, 2015

[2] Angéla Médici, Les progrès de l'éducation nouvelle. Paris : Presses universitaires de France, 1941

 

Tag(s) : #Discussion, #Education nouvelle, #Qualité
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