Comment utiliser le numérique dans la relation éducative ? C’est la question centrale, apparemment simple, autour de laquelle nous avons travaillé trois jours durant, lors de la formation que j’ai animée à Clermont-Ferrand, avec un groupe d’éducateurs spécialisés. Comme dans tous les métiers de la médiation, il est vital pour cette profession d’être au fait de ces outils, ne serait-ce que pour être sur le même terrain que les jeunes, et les aider à avoir une utilisation raisonnée, responsable et sûre.
Après une présentation exhaustive des différents types de réseaux sociaux, nous avons identifié ensemble les trois fonctions principales du métier d’éducateur impactées par le numérique et, autour de ces trois fonctions, les outils à mobiliser et les pratiques à mettre en œuvre :
- La fonction d’apprentissage, qui consiste à aider les jeunes apprenants, scolarisés ou non, à utiliser au mieux les sources de savoirs, et développer de nouvelles manières d’apprendre, plus autonomes ;
- La fonction d’intégration professionnelle qui consiste à aider le jeune à se projeter dans un avenir professionnel, à développer une image gratifiante de lui-même et à augmenter son employabilité ;
- La fonction d’accompagnement de la socialisation, qui consiste à aider un jeune à s’insérer dans la société et à se forger son identité.
Il est relativement aisé d’identifier les outils et pratiques à développer autour des deux premières fonctions : aider à l’intégration professionnelle, par exemple, se fera en mobilisant les réseaux sociaux professionnels, les job-boards, les eporfolio, mais aussi les différents outils qui permettent de mesurer et de soigner sa e-réputation. Pour la fonction d’apprentissage, l’éducateur veillera à aider à la maitrise des technologies, notamment mobiles, à diversifier les pratiques sur le web, à développer une utilisation critique de Google et de Wikipédia … bref ce que l’on regroupe sous le terme de littératie numérique, qui comprend trois niveaux de compétences : une bonne compréhension de la nature, du rôle et des possibilités des technologies numériques dans la vie de tous les jours ; des compétences liées à l’aptitude à rechercher, recueillir et traiter l’information numérique et à l’utiliser de manière critique et systématique, et enfin une attitude critique et réfléchie envers l’information disponible et une utilisation responsable des outils et applications numériques[1] .
Plus difficile par contre est de comprendre la place des technologies dans la fonction de socialisation, qui est pourtant, à bien y réfléchir, la fonction majeure d’un éducateur, qui accompagne sur le long terme, en suppléance d’une famille parfois défaillante, des adolescents qui se cherchent, qui se construisent, dans un contexte social et familial souvent difficile ou inexistant. Si les éducateurs disposent depuis longtemps d’une palette d’outils et de stratégies leur permettant d’instaurer avec chaque jeune une relation éducative privilégiée, il leur est difficile d’imaginer construire cette relation autour du numérique. Les réseaux sociaux notamment, et tout particulièrement Facebook, sont vécus comme des intrus encombrants porteurs de tous les maux : futilité des échanges, repli sur soi, risque de cyber harcèlement, pédophilie, troubles du sommeil, manque de concentration et j’en passe ! La question de l’absence de contrôle est également vécue comme une difficulté, notamment pour les jeunes qui ne sont pas censés avoir de contact avec leurs familles. La tentation de l’interdiction est grande, et il m’a fallu déployer un argumentaire solide pour renverser cette tendance.
J’ai eu alors la chance, peu avant la troisième journée, de trouver sur le net (bienheureuse sérendipité !) un article sur le site www.madmoizelle.com dans lequel une certaine Amélie exhume son vieux blog Skyrock http://www.madmoizelle.com/skyblog-anatomie-223586.
Pour ceux qui ont entre vingt et trente ans ou qui sont, comme moi, père d’un jeune adulte entre vingt et trente ans, Skyblog doit rappeler bien des souvenirs « C'était une époque formidable, le début des années 2000 : Facebook et Twitter n'existaient pas, alors ces blogs étaient le meilleur moyen de montrer à tout le monde que notre vie d'ado était cool et bien remplie. Ils incarnent aussi pour la plupart d'entre nous la première expérience numérique » [2]
Avec humour et un peu de dérision, Amélie évoque dans cet article les motivations qui étaient les siennes lorsque, adolescente, elle livrait en pâture, comme des milliers d’autres avec elle, des parts entière de son intimité. «Skyblog, dit-elle, c’était quand même tout un univers à gérer. Il fallait créer des articles, certes, mais le plus important c’était surtout d’arriver à te créer une identité propre (non je rigole, il fallait surtout ressembler à la voisine, tant qu’elle était cool et qu’elle doublait les « i »). Pour ce faire, tu devais adopter une nouvelle syntaxe à base de symboles qui ressemblaient aux lettres mais pas trop. Ça donnait un charabia incompréhensible mais totalement coolos ».
Les blogs marquaient également les évolutions des personnalités : « Il faut savoir que je suis passée par plusieurs étapes durant ma scolarité, et forcément il fallait que je crée à chaque fois un univers en adéquation avec mon moi du moment. J’ai été une skateuse suivant les pas d’Avril Lavigne, une fan de Tokio Hotel (mais en plus dark), une teufeuse de derrière les fagots, puis mon moi de maintenant »
Faire comme les autres en développant son identité propre, autrement dit dans un même mouvement « ressembler à » et « se différencier » semble être la motivation centrale d’Amélie et des blogueurs de l’époque. C'est aussi une manière de se situer dans la société « il y avait les blogs cool, possédés par des gens classes, et les blogs de merde, gérés par les gens normaux. Posséder un Skyblog bien rempli et beau, c’était faire partie du haut du panier ».
« Quand tu n’avais pas de blog, cela voulait dire que ta vie sociale était pourrie » lit-on encore dans Génération Skyblog.
Amélie note également que le passage par l’écrit est aussi une manière beaucoup plus confortable d’entrer en communication que l’oral : « Skyblog, c’était le moyen de faire passer ce que tu n’arrivais pas à dire à voix haute, montrer une partie de toi pas facile à dévoiler ou assumer pleinement des avis que tu n’osais affirmer »
Enfin, elle relève l’aspect gratifiant des avis des autres internautes «Chose importante qui attestait également du bon fonctionnement de ton Skyblog : les commentaires. Les coumZ, pour ceux qui savent, valaient toutes les statistiques du monde. Plus tes articles étaient commentés, plus tu étais une star ».
Passer par cette « archéologie du web » a été un moyen détourné pour faire comprendre à mon groupe d’éducateurs les pratiques des jeunes sur Facebook et autres réseaux sociaux. Si l’on peut regretter que ceux-ci ouvrent moins de possibilité de créativité que les blogs d’hier dont « il fallait s’en occuper, refaire la décoration et l’alimenter en choses plus ou moins honteuses », ils permettent en effet aux jeunes de s’exprimer, de se dire, de se construire. En cela, ils répondent à ce besoin d’extimité qu’évoque Serge Tisseron, dans son ouvrage L’intimité surexposée (2001), c’est-à-dire « ce mouvement qui pousse chacun à mettre en avant une partie de sa vie intime, autant physique que psychique »
Pour Serge Tisseron, le rapport du sujet au monde se définit par quatre dimensions : «son rapport à l'intime, qui est non partageable parce que trop peu clair à soi-même, à l'intimité, qui a suffisamment pris forme pour chacun d'entre nous pour qu'il soit possible de le proposer à autrui, au privé et au public. Le désir d'extimité peut faire passer l'intimité vers la sphère privée, le cercle des proches, puis vers la sphère publique, ou bien court-circuiter la sphère privée en investissant d'emblée la sphère publique. C'est ce qui se passe avec l'utilisation d'Internet ».
«intimité et extimité, nous dit-il encore, sont inséparables d’un troisième terme, l’estime de soi. Celle-ci a d’abord besoin d’un espace d’intimité pour se construire. Mais l’intimité de chacun lui devient vite ennuyeuse s’il ne peut la partager avec personne. La construction de l’estime de soi passe donc ensuite par la mise en jeu du désir d’extimité. Désir d’intimité et désir d’extimité sont la systole et la diastole de la construction de l’estime de soi et de l’identité».
Ne pas réduire Facebook a de l’exhibitionnisme gratuit mais le comprendre comme la manifestation d’un processus de construction de l’estime de soi, y compris en testant de manière anonyme des pans de soi-même pour en mesurer la valeur, c’est donc comprendre l’intérêt qu’il peut y avoir, pour un éducateur ou un parent, à laisser se développer de telles pratiques sociales, qui aident l’enfant, l’adolescent, le jeune adulte à se construire, à devenir, à exister.
[1] Des compétences numériques à la littératie numérique, Note d’éducation permanente de l’ASBL Fondation Travail-Université (FTU) N° 2014 – 10, juin 2014 www.ftu.be/ep
[2] Génération Skyblog http://apps.rue89.com/2014-sky/