La question d’utiliser ou non les technologies de l’information et de la communication dans les processus éducatifs est maintenant derrière nous ; nulle proposition de dispositif un peu sérieuse ne peut se passer d’introduire une dose plus ou moins importante de technologies : au service de la FOAD (pour rapprocher l’offre de la demande), de l’individualisation (pour répondre au plus prés des besoins des apprenants), de l’employabilité (pour créer des réseaux et des communautés d’apprenants), et plus généralement de la modernité !
Cette nécessité ne régle pas cepandant la question du pourquoi et du comment, notamment au regard de ses propres valeurs et du projet éducatif poursuivi.Mobiliser les technologies en formation comporte en effet un risque sous-jacent, celui de la tentation de réduire, grâce aux technologies, la formation en un acte désincarné, qui, en rationalisant les échanges, diminue l’aléatoire des relations humaines, faites de tensions, de désirs, d’impulsions, de fantasmes. Or, nul ne peut ignorer la dimension individuelle, heuristique et imprédictible du développement des compétences et des transformations identitaires qui se jouent dans la formation, tant pour l’apprenant que pour le formateur ou l’enseignant. Se former est un acte qui engage des acteurs avec des histoires, des valeurs, des identités complexes et multiformes. Cette dérive était déjà, en son temps, celle des béhavioristes qui a conduit aux premières générations d’EAO, montrant ainsi que le technologisme, barbarisme inventé pour décrire une vision de technologies capables, par nature, de révolutionner l’éducation, est un phénomène récurrent.
J’ai conduis au cours de ces dernières années plusieurs études portant sur les compétences des acteurs de la formation ouverte et à distance, dans lesquelles ont été abordé les activités et « nouvelles » compétences des formateurs et enseignants. Ces travaux ont mis en avant un double impact des technologies :
D’une part, la démocratisation de l’accès à Internet et son irruption dans le monde de la formation, obligent l’enseignant à intégrer de l’information dont il n’est plus la source unique, qu’il ne maîtrise plus comme précédemment, qui arrive parfois en temps direct, qu’il n’a pas eu le temps d’analyser, de trier ou de mettre en forme. Cette perte partielle de la maîtrise de l’accès aux sources d’information conduit à la réification du savoir, qui se matérialise comme un tiers, et qui positionne de fait le formateur comme un médiateur, qui aide les usagers à développer un regard critique sur ces informations et sur leur valeur. Le formateur ou l’enseignant doit être capable de juger lui-même de la crédibilité d’une information, d’évaluer son caractère de scientificité et son intérêt, afin de pouvoir aider les apprenants à en faire de même. En s’introduisant en force au sein de la relation pédagogique, les technologies ôtent au formateur le statut de producteur unique des connaissances, et repositionne différemment les relations dans le triangle pédagogique.
D’autre part, l’intégration des TICE dans les pratiques pédagogiques impacte sur l’organisation du travail, ce qui se concrétise par le rapprochement de mondes professionnels souvent étanches, celui des enseignants, celui des techniciens, celui des ingénieurs de formation, qui doivent travailler ensemble et trouver des synergies. Dés que l’on utile les technologies pour d’autres usages qu’un simple enrichissement du présentiel, par exemple lorsque l’on commence à outiller les apprenants en amont et en aval du cours en mettant à leur disposition des environnements facilitant le travail autonome, le travail en équipe devient indispensable. A fortiori lorsqu’il s’agit de construire des dispositifs dans lesquels la majeure partie des enseignements se passe à distance. Plus on va vers l’ouverture, la diminution de la présence et la complexification des systèmes, plus on voit apparaître d’une part la nécessité d’une gestion de projet, qui est une réelle fonction émergente ; l’intégration de métiers périphériques à l’enseignement (concepteur multimédia, par exemple) et enfin l’exigence d’un réel travail d’équipe, ce qui suppose de chaque acteur, dont l’enseignant, des compétences à organiser et à participer à un travail collectif. Il s’agit bien, en effet, de produire des systèmes de formation et donc de passer d’une ingénierie pédagogique à une ingénierie de formation, et d’une compétence individuelle à une compétence collective, ce qui est révolutionnaire dans un milieu où l’enseignant était le plus souvent seul maître à bord.
L’intégration des technologies relèverait donc d’une démarche innovante, au sens ou l’entend Norbert Alter, c’est à dire comme un processus, qui à la fois « détruit des combinaisons antérieurement élaborées », tout en faisant « naître de nouvelles combinaisons entre les différentes ressources économiques et organisationnelles ». Les règles établies dans le modèle pédagogique dominant sont mises à mal, pour permettre de construire de nouvelles modalités recomposant différents les rôles et fonctions de chacun : apprenant, formateur, savoir … mais également ceux des technologies elles-mêmes. L’organisation de l’acte pédagogique change, en raison de la modification des rôles dévolus aux uns et aux autres, de l’apparition de fonctions, de métiers ou d’acteurs nouveaux, et enfin de la transformation plus ou moins importante des espaces/temps de l’acte formatif.
Pourtant, en contrepoint, il apparaît également que les enseignants qui utilisent les technologies pour proposer des pédagogies appropriatives ou constructivistes sont ceux qui, dans leurs pratiques, mettaient déjà en oeuvre ce type de pédagogie, et ce quel que soit le scénario d’usage. Que ce soit dans le présentiel enrichi, dans lequel on utilise les technologies pour agrémenter un cours en présentiel, ou dans le scénario de type présentiel quasi-inexistant, c’est à dire le scénario le plus ouvert qui soit, les modèles pédagogiques sous-jacents ne seraient pas systématiquement transformés par l’intégration des technologies, dans la mesure où l’on peut, dans tous les cas de figure, conduire une pédagogie très hétérodirective ou au contraire participative ou autodirigée ; une approche analytique ou une approche systémique ; une centration sur le savoir ou une centration sur l’activité de l’étudiant, etc. Autrement dit, les positionnements pédagogiques peuvent également résister à la technologie !
En résumé, je dirais que l’intégration des technologies dans les
processus éducatifs contribue aux changements pédagogiques, mais ne peut, à elle seule, en être la cause. Les technologies peuvent être un élément déclencheur, mais il faut pour ce faire
qu’elles soient combinées à d’autres raisons. L’histoire de vie des formateurs, leur maturité dans la fonction, leur parcours personnel et professionnel, de même que l’épistémologie
sous-jacente à laquelle ils se réfèrent et leurs propres rapports au savoir, jouent un rôle autrement plus fondamental dans les changements que la seule intégration technologique. De même,
si l’intégration des technologies requiert, et transforme tout à la fois les compétences de tous les acteurs impliqués, y compris l’apprenant, la question de ces compétences
« nouvelles », qualificatif si récurrent dans les discours au point que l’on peut le suspecter d’être incantatoire, peut être considérée au même titre que l’autonomie des
apprenants, c’est à dire ni comme un pré-requis, ni comme un advenu, mais comme un phénomène plus récursif, au sens ou l’entend Edgar Morin, c’est à dire
un phénomène aux effets circulaires et rétroactifs, causés et causant par la situation vécue.
Frédéric Haeuw
J.Houssaye, Le triangle pédagogique, Berne, Francfort, New-york, Paris, Peter Lang, 1988 voir également B.Albero « Du triangle aux triangulations pédagogiques : une transition vers de nouvelles modalités de formation », les carrefours de l’Education,1999