La question du numérique et de son usage dans la lutte contre l’illettrisme est, pour l’Agence Nationale de Lutte contre l’Illettrisme (ANLCI) une préoccupation constante depuis 2004, date à laquelle elle l’inscrit dans le cadre du Forum Permanent des Pratiques. En 2005, un groupe de travail national produit un rapport sur la question et propose une première typologie d’actions ; en 2008, une rencontre nationale fait le point sur le sujet et en 2012, plus précisément les 9 et 10 février, l’Agence réunit près de 150 personnes et plus de quarante intervenants pour actualiser l’état de l’art en la matière.
Quelles sont les évolutions notables depuis huit ans ? Je relèverais tout d’abord la multiplicité des acteurs concernés, du champ social, du champ de la formation initiale et continue, du champ des loisirs et aussi de l’entreprise. Plus que jamais, le numérique bouscule les frontières, impactant les différentes sphères de la vie, citoyenne, professionnelle, familiale … ce qui nécessite des partenariats diversifiés et des regroupements d’acteurs. Cela n’est pas toujours aisé du fait du cloisonnement des financements publics, de la méconnaissance des uns et des autres et des cultures parfois différentes. Cela plaide naturellement en faveur d’une nouvelle approche territoriale, locale, et la question des territoires a largement été débattue au cours de ces deux journées.
Du côté des pratiques, trois manières d’aborder les technologies se dégagent : la première, historique pourrait-on dire, consiste à considérer les technologies comme des ressources pour apprendre le lire écrire compter. Les acteurs de la lutte contre l’illettrisme ont été les premiers à comprendre tout l’intérêt du numérique comme ressource. On assiste à une véritable sophistication des technologies utilisées (tableau blanc interactif, tablette, serious game … ) avec toutefois trois difficultés : l’évolution et la massification des ressources en ligne, qui rendent difficile le choix, la navigation et la maintenance des ressources proposées ; la faible prise en compte des besoins des publics concernés par les éditeurs et producteurs traditionnels ; enfin, la question des modèles pédagogiques, pas nécessairement transformés par la technologie. On a parfois l’impression que la pédagogie « court » derrière la technologie et l’on aimerait, parfois, que ce soit l’inverse !
La seconde entrée, plus récente, aborde la question du numérique comme un besoin de compétence nouveau, porteur de nouveaux risques d’exclusion ; ces besoins sont exponentiels, touchant là encore tous les aspects de la vie du citoyen (travail, transport, loisir, famille …). Notons que ce n’est qu’en 2006 que la Communauté Européenne reconnait la compétence numérique comme l’une des compétences clés. Dans cet axe, les acteurs mobiliseront davantage les technologies du quotidien, « de la vraie vie », ce qui ouvre un champ pédagogique presque infini et transforme nécessairement les modèles pédagogiques : formation-action, accompagnement, réseau … il s’agit bien d’apprendre les TIC par les TIC. Assez curieusement, il semblerait que les professionnels du monde social (je pense ici par exemple au restaurant social de Nantes) se soient davantage emparé de cette dimension que ceux du monde de la formation. Pourtant, les blogs, wiki, e-porfolio … sont de véritables outils de construction de son identité, numérique, sociale et professionnelle.
La troisième entrée est de transformer radicalement l’organisation de sa structure, pour en faire une véritable entreprise apprenante, ce qui suppose un changement de paradigme. C’est encore assez rare dans le champ de la lutte contre l’illettrisme, mais lorsque cela se produit, toutes les dimensions sont impactées (pédagogique, technologique, économique, organisationnelle…). Les ingénieries présentées par le CFA de Marzy, par exemple, qui propose une individualisation des parcours des apprentis, relevent de cette catégorie. En l’occurrence, ici, les obstacles sont davantage externes (modes de financement de la formation, frilosité de certains OPCA), qu’internes.
Pour compléter l’analyse, je relèverais plusieurs points :
1- La question, aujourd’hui, n’est plus de savoir si « on y va ou pas », mais de savoir « comment on y va ». La société numérique est un fait, les risques d’exclusion sont majeurs, et il n’est plus temps de tergiverser.
2- Tous les métiers, toutes les professions sont concernés par le numérique, y compris ceux que l’on nomme les bas niveaux de qualification.
3- La fracture numérique est aujourd’hui davantage liée aux usages qu’aux accès ; les EPN couvrent une bonne partie du territoire et, même s’il existe encore un lien entre le taux d’équipement et les revenus du foyer, le nombre de foyers connectés augmente et la téléphonie mobile pallie parfois à l’absence d’ordinateur. Cependant, la présence d’ordinateurs connectés à la maison ne doit pas occulter le fait que tous les membres de la famille ne l’utilisent pas ou, plus précisément, ne s’autorisent pas à l’utiliser de la même manière. On pense ici, notamment à l’inégalité homme /femme, parents/enfants, etc.
4- Enfin, il me semble que l’on devrait regarder de près l’usage qui est fait des réseaux sociaux par les publics visés par la lutte contre l’illettrisme. Nombre d’entre eux, faiblement scripteurs et lecteurs, sont cependant sur ces réseaux et ces usages mériteraient d’être analysés, compris et rendus visibles pour les formateurs qui, parfois, occultent cette réalité : la fracture numérique n’est pas toujours là où l’on pense !
En conclusion, il apparait que depuis huit ans les choses aient bougé de manière significative, dans une approche qui reste très humaniste, enthousiasme et volontaire. Le caractère très vivant et dynamique de ces rencontres ne doit toutefois pas occulter le fait que l’on est malgré tout dans un monde de pionniers et que la généralisation à l’ensemble des acteurs concernés reste un vaste chantier.